Stanley Clarke, 60 ans, Victor Wooten, 47 ans: deux monstres sacrés de la basse électrique, dont la contribution au jeu de l'instrument marquera l'histoire de la musique. Récipiendaire du Prix Miles-Davis en 2011, Stanley Clarke donnera quatre concerts cette année au FIJM, dans le cadre de la série Invitation. Puisque Victor Wooten sera l'un de ses invités et que Stanley Clarke fut pour lui le modèle absolu lorsqu'il fit le choix de cet instrument, nous avons eu l'idée de les réunir avant leur arrivée à Montréal.

Q. Que représente votre collègue pour vous?

Victor Wooten: Lorsque j'étais gamin, il fut pour moi le héros de la basse. Il est ensuite devenu un de mes héros de la musique, bien au-delà de l'instrument. Mes premiers modèles, il faut dire, étaient mes frères aînés, car ils m'avaient enseigné à jouer de la musique. Puis ils m'ont fait découvrir le groupe Return To Forever - dirigé par Chick Corea. Wow!

Stanley Clarke: Victor est un musicien époustouflant. Vous savez, je suis honoré de partager la scène à ses côtés. Il est la combinaison de tout ce qu'on peut souhaiter d'un bassiste électrique. Aujourd'hui, il est difficile de définir quelqu'un par son instrument, mais je crois que Victor est l'incarnation absolue du superbassiste d'aujourd'hui. Explosif, d'une virtuosité extraordinaire, hautement spirituel, il est devenu un modèle pour les jeunes musiciens.

Q: Qu'est-ce qui vous éblouit chez votre collègue? Pouvez-vous décrire ce qui vous séduit dans son style?

Victor Wooten: J'apprécie que Stanley qualifie mon jeu d'explosif, car je peux dire que ça vient précisément de lui! J'ai commencé par essayer de l'imiter en ce sens. Avant Stanley Clarke, il n'y avait pas de bassiste aussi explosif, aussi rapide, aussi énergique. Il y avait Larry Graham avant lui (Sly & the Family Stone, Prince, etc.) mais son style funk n'était pas comparable à ce feu nourri de Stanley, ce phrasé aussi rapide que les roulements d'un batteur sur la caisse claire, ce jeu si puissant. Personne n'avait atteint ce niveau auparavant, personne n'avait élevé le jeu de la basse. Ainsi, mon style lui est tributaire. Mon jeu de pouce, notamment. Autre qualité exceptionnelle, Stanley excelle à la contrebasse et l'on sait que basse et contrebasse sont des bêtes distinctes qui exigent une technique et une préparation très différentes. À ce titre, Stanley est au sommet de sa profession.

Stanley Clarke: Ce que j'admire de Victor, c'est qu'il peut se présenter seul sur scène sans aucun autre instrument, pour ainsi captiver l'auditoire. Seuls les meilleurs peuvent y parvenir. Cela exige énormément pour ainsi offrir quelque chose d'aussi complet avec une basse, un instrument limité dans plusieurs aspects. Tu dois t'atteler pour y arriver! Dans cette optique, Victor a développé de multiples techniques (tapping, etc.) pour élever le solo de basse électriques, le mener ailleurs. En tout cas plus loin que là où je suis allé moi-même. Je suis très heureux d'en être le témoin privilégié.

Q. Quels nouveaux défis se posent pour chacun de vous?

Victor Wooten: D'abord, il m'importe d'améliorer tous les aspects de mon jeu. Faire de la musique, c'est comme compter à l'infini: il n'y a pas de fin, tu ne t'approches jamais du but. Plus précisément, je veux améliorer mon jeu dans les progressions harmoniques, un aspect de la musique que je ne crois pas encore maîtriser. J'ai encore beaucoup de travail à accomplir en ce sens.

Stanley Clarke: Pour moi également, il importe de faire les choses du mieux que je le peux. Victor a raison de souligner qu'il n'y a jamais de fin à l'amélioration. Prenez John Coltrane, qui ne cessait de répéter dans les loges pendant les entractes de ses concerts, il a cherché à s'élever  jusqu'à sa mort. C'est ce que m'a raconté  Elvin Jones, qui fut son batteur le plus illustre. Si un musicien aussi marquant n'a jamais rien tenu pour acquis, il me faut aussi rester très appliqué à élever mon jeu à la basse électrique comme à la contrebasse.

Q. Pour un superbassiste, la supervirtuosité peut-elle devenir un piège?

Victor Wooten: Pour ma part, j'estime que le piège se trouve dans la tête de certains amateurs. Pas dans la mienne ni dans celle de Stanley. Mon habileté musicale est pour moi un avantage mais parfois cela a pour effet de m'étiqueter à tort. Il ne faut quand même pas se retenir de jouer à son niveau au cas où quelqu'un te trouverait trop technique! Mais bon, il est vrai que certains viennent m'entendre pour mes exploits techniques plutôt que pour ma musique en tant que telle. Dommage mais je n'y peux rien.

Stanley Clarke: C'est une question presque psychologique sur laquelle on peut s'étendre longtemps. La basse est un instrument superbe, que l'on essaie de maîtriser comme le font les musiciens classiques, les violonistes ou les pianistes. On se bat pour en élever le jeu, très peu accèdent à la vraie virtuosité. Personnellement, je crois que les meilleurs musiciens sont capables de trouver l'équilibre entre la technique et la musicalité. Si tu es musical, tu l'es, virtuose ou non.  Que tu sois BB King ou John McLaughlin.

Q. Quel est le défi d'un concert à plusieurs basses, à trois bassistes dans le cas qui nous occupe puisque Marcus Miller partagera la scène avec vous à Montréal?

Victor Wooten: Une raison importante de notre motivation à le faire est la suivante: il y a peu de risques d'échec de se retrouver tous les trois! Le problème d'une telle entreprise ne réside pas dans la nature de l'instrument mais bien dans celle des musiciens. Je ne suis donc pas inquiet! Stanley, Marcus et moi n'envisageons pas la musique simplement avec les oreilles du bassiste. Marcus et Stanley écrivent pour des orchestres, pour le cinéma ou la télévision. Même si la basse est notre instrument de prédilection, nous voyons la musique comme un tout. Lorsque nous jouons ensemble et que quelqu'un joue la principale ligne mélodique de la basse, les autres n'auront aucun problème à passer à un autre registre ou ne pas jouer du tout parce que la musique l'exige à ce moment précis. Chacun d'entre nous comprend bien ce qu'il en retourne, contrairement à plusieurs musiciens qui ne peuvent saisir la musique hors de la perspective de leur instrument. Pour ce qui est du choix de la basse, il me semble justifié: lorsqu'on retrouve trois chanteurs ou trois pianistes sur  une même scène,  personne ne remet en question le bien fondé d'une telle entreprise. Pourquoi le ferait-on avec la basse?

Stanley Clarke: Je ne peux dire mieux sauf ceci: tu ne peux être défini par ton instrument. Ton instrument n'est qu'un outil et c'est ce que j'aime lorsque je joue avec Victor et Mark; ils sont des musiciens intelligents et fins. Ils peuvent naturellement s'ajuster au jeu de leurs collègues. L'engagement mutuel entre nous doit demeurer à son comble.

Q. Pouvez-vous présenter brièvement vos concerts respectifs?

Stanley Clarke: Pour cette série Invitation, je commencerai par un duo avec la pianiste japonaise Hiromi. Nous avons joué une dizaine de fois ensemble, elle est est très puissante, une véritable lionne lorsqu'elle se retrouve devant son clavier. Le deuxième soir, je me retrouverai avec le Harlem String Quartet que j'aime beaucoup. Le troisième soir avec SMV (Stanley, Marcus, Victor),  puis le dernier soir avec mon propre groupe - Charles Altura, guitares, Ruslan Sirota, claviers, Ronald Bruner, batterie.

Victor Wooten: Pour la première fois je ne tourne avec aucun de mes frères, je tente quelque chose de totalement différent. Au terme de chaque camp musical que j'organise pour les jeunes musiciens, il y a un très gros jam session en guise de clôture. Jam au cours duquel un mes collègues bassistes, Dave Welch, a pris la trompette et s'est mis à jouer comme un démon! Je me suis alors mis à rêver d'un concert où des amis bassistes pourraient se réunir et aussi jouer leurs autres instruments. Nous y voilà! À Dave Welch se joignent Steve Bailey, qui jouera du trombone et des claviers, Anthony Wellington qui jouera aussi de la contrebasse, des claviers et de la guitare, alors que jouerai de la contrebasse, du violoncelle et de la guitare. Deux batteurs, JD Blair et Derico Watson, seront de la partie, sans compter la chanteuse Krystal Peterson.

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Dans le cadre de la série Invitation, Stanley Clarke se produit quatre soirs d'affilée à la Place des Arts, de jeudi à dimanche: trois soirs au Théâtre Jean-Duceppe, à 20h, et samedi au Théâtre Maisonneuve, à 21h30. Le groupe de Victor Wooten sera présenté dimanche au Club Soda, à 18h.

Photo: Bernard Brault, La Presse

Victor Wooten