La musique d'Anouar Brahem est un mirador d'Afrique, et ce mirador offre une vue imprenable sur le monde. Mouvements calmes et contemplatifs, lentes obsessions du patrimoine musical arabe, onirisme en bordure de Méditerranée, ouverture au présent, rencontre de l'autre.  Les trois concerts de l'oudiste  tunisien ont été traversés par cet esprit.

Samedi soir, le musicien et compositeur bouclait la boucle avec la matière de l'album The Astounding Eyes of Rita, le plus récent album de Brahem, mais sans la présence du percussionniste libanais Khaled Yassine qui a eu « une raison indépendante de sa volonté» pour reprendre l'expression de notre hôte. Trio, donc, formé du clarinettiste (basse) allemand Klaus Gesing et du bassiste suédois Björn Meyer.

L'absence de percussions n'a pas été un irritant majeur, la basse électrique conférant un impeccable soutien rythmique. Donnée très importante, car, de tous les projets menés par Brahem, The Astounding Eyes of Rita est celui dont la dynamique est la plus intense. Cette musique commande des grooves plus soutenus, des improvisations plus appuyées, des solos plus enlevés de la clarinette basse, une virtuosité plus apparente de l'oud. Et ces chants de Brahem qui planent juste au-dessus du trio.

Superbe conclusion pour ces trois soirées de transculture.

Vendredi, Anouar Brahem a refait le Voyage de Sahar avec ses collègues français Jean-Louis Matinier, accordéon, et François Couturier, piano. Ce voyage s'inscrivait dans la continuité du Pas du Chat Noir, premier album de l'oudiste réalisé avec cette même équipe. Mais aussi relents de tango nuevo, gracieuseté de l'accordéon chromatique, et impressionnisme français, gracieuseté du piano.

Les thèmes sont sertis de lignes élégantes, tirent leur inspiration des trajectoires mélodiques typiques de la musique classique arabe que rafraîchit et modernise leur concepteur. Les improvisations sont succinctes, peu bavardes. De rares salves de l'oudiste surgissent çà et là, les mélodies de l'instrument s'accompagnent d'une voix calme, placide, pacifique.

Nous n'étions vraiment pas là pour assister aux plus intrépides acrobaties. Au-delà de cette indiscutable musicalité, ces musiciens étaient-ils capables de plus? Au moment où l'on se disait que la question était futile, que seul comptait le résultat, Jean-Louis Matinier nous a sorti un solo magnifique, amalgame d'harmonies pompées au coeur de son univers, mélodies finement articulées par sa main droite.  S'ensuivit un dialogue intense avec Brahem. Et ce fut au tour de Couturier de mettre les gaz et de déployer toute sa science. Puis revint le thème, revint le rêve, la musique a retrouvé son fleuve tranquille.

Pour cette seconde soirée d'Anouar Brahem au Théâtre Jean-Duceppe, je craignais une séquence un tantinet lymphatique, sans relief. Au contraire, cette heure et demie de calme paradoxalement intense aura éclipsé toute appréhension.

Jeudi, soit le jour de son arrivée en sol montréalais, le troisième élu de la prestigieuse série Invitation avait mis du temps à traverser la frontière de l'aéroport. Ainsi, le premier de ses concerts montréalais a commencé avec 45 minutes de retard. Mais l'attente fut oubliée très rapidement, du moins si l'on se fie à l'enthousiasme du public venu à sa rencontre.

De concert avec les Britanniques John Surman, clarinette basse et saxophone soprano, et Dave Holland, contrebasse, l'oudiste tunisien a revécu la musique de Thimar, album culte s'il en est.

Pour le fameux label ECM de Manfred Eicher, Anouar Brahem incarne la première aventure transculturelle avec l'Afrique du Nord. Aventure amorcée en 1991 par le musicien tunisien et dont Thimar, créé en 1998, est une des étapes les plus fréquentées.

Musiques hypnotiques, simples d'apparence, qui camouflent bien la complexité de leurs structures. Musiques de grande qualité, qui rapprochent l'Europe de l'Afrique du Nord. L'Orient de l'Occident.