Elle a tous les talents et un look d'enfer. Elle est proche de Prince et de Milton Nascimento et admire tout autant Bowie et Sting que Wayne Shorter ou Jimi Hendrix. Elle chante du Disney et a causé un genre de commotion en chipant à Justin Bieber un Grammy que tous lui avaient accordé par acclamation. Et, forte de l'enthousiasme de ses 26 ans, elle a décidé que son prochain album de jazz jouerait à la radio. Mesdames et messieurs: Esperanza Spalding.

Avec sa voix d'adolescente, son débit rapide et son vocabulaire truffé de «cool» et de «man», Esperanza Spalding est un peu étourdissante. Pourtant, dès l'instant où on cause musique et art, la contrebassiste et chanteuse de 26 ans se met à disserter avec la même spontanéité, le même enthousiasme contagieux que l'instant d'avant.

Cette jeune femme d'origine modeste a tout pour elle. Élevée par sa mère dans un quartier difficile de Portland, Oregon, elle a vite manifesté un rare talent pour la musique qui lui a valu d'étudier et d'enseigner à la prestigieuse Berklee School of Music de Boston. Avant même la sortie de son troisième album, Chamber Music Society, l'an dernier, on savait qu'il faudrait compter avec Esperanza Spalding.

Mais en février dernier, la musicienne de jazz a été emportée par un tourbillon dont nul ne saurait prédire où il va la mener. Inconnue du grand public avant la cérémonie de remise des prix Grammy, elle a causé un genre de commotion en gagnant le prix du meilleur nouvel artiste devant Justin Bieber. Elle-même n'aurait jamais parié sur ses chances face à la coqueluche des adolescentes. «Certainement pas! Ce n'était même pas sur mon écran radar. Au départ, la mise en nomination n'était même pas sur mon écran radar, alors la victoire... Nous étions tous éberlués.»

Depuis, Esperanza Spalding n'a pas vraiment eu le temps de se reposer sur ses lauriers. Elle a poursuivi sa tournée Chamber Music Society, qui s'arrêtera le 27 juin au Théâtre Maisonneuve où elle sera accompagnée d'un piano, d'une batterie et de trois instruments à cordes. Elle a également planché sur son prochain album prévu pour février 2012 qu'elle vient tout juste de terminer. Ça ne l'a pas empêchée, le mois dernier, de participer à une soirée en hommage à Mia Farrow et de réchauffer la salle pour Prince à Los Angeles deux soirs d'affilée. Le même Prince dont elle est proche depuis que, en 2006, elle lui a envoyé ses maquettes et qu'il l'a aussitôt invitée à aller jouer avec lui avec Las Vegas. «Oui, il se passe plein de choses excitantes ces temps-ci, oh my God!, dit-elle avec un sourire dans la voix. Mais j'adore être occupée et participer à de beaux projets. De toute façon, je ne sais pas ce que je ferais d'autre.»

Au delà de cette victoire personnelle, sa sélection par le jury de l'Académie du disque américaine (la NARAS) a été perçue comme une prise de position importante dans le débat opposant le mérite à la popularité qui entoure tous les galas du genre, y compris au Québec. Sans rien enlever à Justin Bieber, la NARAS a rappelé que les ventes de disques ne font pas foi de tout.

«Quand une institution comme celle-là donne ce genre de prix, il s'en trouve toujours pour douter de la valeur artistique du gagnant qui, conclut-on, doit forcément être un artiste commercial, commente Esperanza Spalding. Ça revient presque à dire que si un artiste fait quelque chose d'audacieux et de nouveau, il ne sera jamais invité dans ces galas. Pourtant ça ne signifie pas qu'il ne mérite pas cette reconnaissance. Il y a des gens que j'admire et dont probablement personne à la NARAS n'a jamais entendu parler.»

Objectif: radio

Rendre sa musique accessible au public le plus vaste possible est au coeur de la démarche actuelle d'Esperanza Spalding. Pas pour rien que son prochain album s'intitule Radio Music Society. Il n'en fallait pas plus pour que les médias y voient un flirt avec le Top 40 de la musique populaire.

«Oui, bien sûr, je veux faire de la musique qui va jouer à la radio, confirme-t-elle. Mais mon objectif principal est de faire un bon disque dont je serai satisfaite, que je serai fière de partager et qui aura sa propre vie. Cela dit, qu'est-ce que je suis prête à changer dans ma musique, dans ces textes et ces mélodies que j'aime, comment puis-je les formater pour les rendre plus accessibles? Ou encore, qu'est-ce que je ne veux pas changer? J'ai trouvé des réponses à ces questions, mais je ne trouve pas encore les mots pour les exprimer.»

Pour l'accompagner dans cette entreprise, elle a fait équipe avec le réalisateur Q-Tip, révélé par le trio hip-hop des années 90 A Tribe Called Quest. Dans les faits, c'est Q-Tip qui a voulu la recruter pour son projet à lui, mais Esperanza l'a vite convaincu de venir plutôt lui donner un coup de pouce.

«Ce que j'aime de lui, c'est sa sensibilité sonore, dit-elle. Il ne joue pas d'instrument, en fait, son instrument c'est sa façon d'entendre les sons.  Il peut écouter une chanson, ou une simple maquette de musique instrumentale et trouver immédiatement quel son de batterie ou de claviers lui donnera le plus d'impact. Cool!»

Esperanza Spalding n'est surtout pas sectaire. On peut même l'entendre sur un album regroupant des versions de chansons de films de Disney où elle reprend à sa façon un air de Mary Poppins. La courte liste des artistes qu'elle vénère comprend évidemment Prince et le Brésilien Milton Nascimento qui chante sur son dernier album et sera à ses côtés lors d'un spectacle unique de Rock in Rio en septembre prochain. Mais elle admire également Miles Davis et Wayne Shorter que Sly Stone, Jimi Hendrix, David Bowie et Sting.

Je lui mentionne que Bowie, le crooner, a déjà chanté le standard Wild Is the Wind qu'elle reprend sur Chamber Music Society et la voilà repartie: «Totalement! Bowie aimait le jazz. L'autre jour, j'étais chez un ami qui possède des vieux magazines et j'ai lu un dossier sur John Coltrane publié en 1990. Ils interviewaient des saxophonistes qui parlaient de Coltrane et de l'influence qu'il avait eue sur eux. Bowie était interviewé parce qu'il a déjà joué du saxophone sur ses disques. La légende se lisait comme suit: Sonny Rollins, saxophone ténor; Wayne Shorter, soprano et ténor, David Bowie, ténor... J'ai adoré ça!»

Quant à Sting, elle avoue avoir volé ses premiers albums jazzés à son frère tellement ils la fascinaient. «Je devais avoir 13 ou 14 ans et je n'analysais pas la musique que j'écoutais mais, oh my God!, sa musique était tellement différente, tellement avant-gardiste à l'époque pour un musicien pop. Je réécoutais sans cesse ses chansons sans trop savoir ce qui s'y passait, mais j'aimais ça. C'est la beauté de ce qui est différent.»

Un look d'enfer

Avec sa coiffure afro et son corps de mannequin, Esperanza Spalding attire tous les regards. On ne s'étonne pas que Banana Republic l'ait déjà recrutée pour une campagne publicitaire.

Dans sa critique du spectacle Music Chamber Society, le London Evening Standard lui trouve même un petit quelque chose de théâtral: elle s'amène sur scène, on distingue sa silhouette, elle sirote un peu de vin puis elle empoigne sa contrebasse et se met à jouer.

«Au bureau, tu portes une certaine chemise et quand tu sors avec des amis tu en portes une autre, explique-t-elle. On choisit nos mots, nos vêtements, notre coiffure, nos chaussures, notre expression faciale et nos gestes en espérant donner l'impression la plus précise de ce que nous sommes vraiment. Alors quand je monte un spectacle, je réfléchis à tous ces éléments. Comment créer l'espace d'écoute idéal pour ma musique? Comment puis-je aider le public à pénétrer dans l'univers que je m'apprête à lui proposer? Si tu veux que le public écoute ta musique sérieusement, tu t'habilles sérieusement. Mais si je veux tenter des expériences, je peux porter un accessoire étrange pour que les gens pigent que oui, c'est sérieux, mais on peut également s'amuser un peu. »

ESPERANZA SPALDING'S CHAMBER MUSIC SOCIETY, Théâtre Maisonneuve, le 27 juin, À 21h30.