Chaque année, on me demande de formuler une série de recommandations pour la programmation en salle du Festival international de jazz de Montréal. Chaque année, je m'efforce de cibler les concerts de jazz qui me semblent parmi les plus excitants. Il va sans dire, plein d'autres concerts qui n'ont rien à voir avec le jazz, je pense au Band of Joy de Robert Plant, par exemple, m'intéressent... malgré cette impression accrue d'extrême-centrisme.

À gauche du spectre, peu de choses comme on l'observe depuis des lustres: portion famélique de musiques contemporaines destinées aux mélomanes plus exigeants. À droite, c'est idem : pas de variété poche à l'horizon sauf quelques dérives nostalgiques de pop classique, genre le remake de la tournée Frampton Comes Alive, déjà très ordinaire il y a 35 ans - j'y étais... quel ennui!

Ainsi, le 32e FIJM poursuit sa lente dilution jazzistique tout en y attirant les vedettes de la profession (Brubeck, Bennett, Krall...)  en plus d'une plus ou moins trentaine de concerts dignes d'intérêt pour les jazzophiles. En voici une dizaine, par ordre chronologique.

Quartette de David Binney, 25 juin, Gesù

Plus le mélomane avance dans sa compréhension de la musique, plus il en apprécie la complexité des constructions, la sophistication du discours, l'entrecroisement des individualités, bien au-delà des prouesses techniques apparentes. Voilà ce qu'offre la musique du saxophoniste et compositeur new-yorkais David Binney. Paru en 2011 sous étiquette Mythology, le récent Graylen Epicenter s'avère l'un des meilleurs albums lancés sous son leadership. Cependant, il ne faut pas confondre le personnel de cet album avec celui qui vient à Montréal si l'on s'en tient au site officiel de David Binney sur l'internet. Défendront cette matière au Gesù le contrebassiste Thomas Morgan, le pianiste Jacob Sacks et le batteur Dan Weiss. Inutile d'ajouter que ces musiciens sont parfaitement capables d'interpréter la matière neuve de David Binney, à mon sens l'un des compositeurs les plus prolifiques et les plus visionnaires de sa génération. Pas moins de 21 albums en tant que leader, un corpus créatif plus que remarquable pour son allégeance au jazz moderne, pour l'ouverture de son oeuvre aux musiques brésiliennes, électronique, indie pop, indie rock ou contemporaines de souche européenne. Lorsqu'on pense au jazz tel qu'il se crée en 2011, on pense à des créateurs comme David Binney.

Harold Lopez-Nussa Trio, 25 juin, L'Astral

Cuba n'en finit jamais de nous éblouir avec ses pianistes de niveau exceptionnel. Au tour d'Harold Lopez-Nussa de se faire connaître. À moins que vous l'ayez remarqué au dernier concert d'Omara Portuondo, l'hiver dernier. Comme plusieurs pianistes latins, Lopez-Nussa est un héritier de l'école du piano russe adaptée à la culture cubaine pour les raisons historiques que l'on sait: son style est remarquable pour son attaque puissante, pour la clarté de son articulation, pour sa vélocité, pour le caractère percussif de ses phrases, pour sa latinité et son souci de s'inscrire dans la longue tradition du piano cubano. Né en 1983, Haro Lopez-Nussa a d'ores et déjà été reconnu par ses pairs, et fait assurément partie d'une nouvelle génération de virtuoses cubains au même titre que le saxophoniste Yosvany Terry ou le pianiste Manuel Valera - tous deux invités à se produire à l'Upstairs au sein du Latin Jazz Group du contrebassiste portoricain John Benitez, dans le cadre du prochain FIJM.

Esperanza Spalding's Chamber Music Society, 27 juin, Théâtre Maisonneuve

Consacrée «meilleur nouvel artiste» au dernier gala des Grammys, Esperanza Spalding a entre les mains un arme à double tranchant. Malgré la renommée qui accompagne la statuette, la musicienne devra faire face à la désapprobation populaire, à ce grand public qui ne la connaît pas et qui aurait préféré de loin... Justin Bieber! Cela étant, ce problème n'en est pas un au FIJM puisque la jeune contrebassiste et chanteuse a les atouts d'une grande carrière dans le monde des musiques de grande qualité. Belle, douée, instrumentiste de calibre mondial, chanteuse habitée, magnétique sur scène, Miss Spalding est juste assez pop pour déborder largement le cadre de l'auditoire mélomane et assez substantielle pour conduire des auditoires profanes à élever leur quête musicale. Les références qu'elle propose ne procèdent d'aucune mutation importante mais... témoignent d'une qualité certaine. Qui plus est, elle s'amène avec une formation renforcée par un trio de cordes, d'où la bannière Chamber Music Society. Ce n'est pas rien. Gagnante sur tous les plan, la belle Esperanza ? Pour le public médian du Festival international de jazz de Montréal, certainement.

Gretchen Parlato, 28 juin, L'Astral

Venue deux soirs au Savoy l'an dernier, Gretchen Parlato sera définitivement consacrée en juillet prochain. Voilà à mon sens une des voix les plus suaves à émerger sur la planète jazz, un des goûts les plus sûrs, un des timbres les plus intéressants, un des phrasés les plus élégants, un des styles les plus sensuels. Au domaine des voix délicates, cette chanteuse pourrait s'inscrire selon moi parmi les plus grandes. Ma préférée depuis Helen Merrill? Hmmm, laissons le temps au temps. Chose certaine, son récent album The Lost and Found, fort probablement la matière principale de ce concert de Gretchen Parlato, est un véritable bijou. Coréalisé par la chanteuse avec le prodigieux Robert Glasper, cet album mène (enfin) le chant jazz vers des territoires neufs. Et ce, sans jamais dériver dans l'indigeste. Difficile de prédire si cet opus produira le même choc que Blue Light til'Dawn que Craig Street avait réalisé pour Cassandra Wilson au début des années 90. Nous verrons bien.

Tigran Hamasyan et son quintette, 28 juin, Gesù.

À cause de la sensibilité de son jeu, de sa technique extraordinaire, de son sens mélodique et de sa compréhension profonde du patrimoine musical arménien, Tigran Hamasyan a ébloui les jazzophiles montréalais à trois reprises depuis juillet dernier : deux fois en solo et aussi avec la formation de l'excellent batteur Ari Hoenig - qui revient cette année dans le trio du pianiste français Jean-Michel Pilc. Le jeune Tigran, lui, peut maintenant soumettre son orchestre aux festivaliers de Montréal sans que les programmateurs ne s'inquiètent de son pouvoir attractif. Quiconque a écouté l'album Red Hail / Arrata Rebirth,devrait se présenter au Gesù, car ce qui est proposé ici est absolument explosif. Musiques arméniennes jazzifiées, jazz électrique de haute volée, jazz acoustique et même évocations de métal hurlant sont parmi les matériaux composites de ce langage incandescent, paroxystique, qui a le potentiel de galvaniser de jeunes publics comme le faisaient les meilleures formations jazz rock il y a 35 ans.

Darcy James Argue & Secret Society, 29 juin, Gesù.

D'origine canadienne, Darcy James Argue s'est installé à New York il y a quelques années. Né en 1975, ce trentenaire a l'ambition de son talent : s'imposer parmi les vrais réformateurs du grand orchestre de jazz, ce qu'il est visiblement en train d'accomplir. Depuis la sortie de l'excellent album Infernal Machines sous étiquette New Amsterdam, la Secret Society de Darcy James Argue la grande formation plus excitante de la Grosse Pomme depuis l'émergence du big band de Maria Schneider dans les années 90. Le discours orchestral y est très moderne, on situe déjà le travail du leader, compositeur et arrangeur dans la lignée des George Russell, Gil Evans, Oliver Nelson et autres Maria Schneider. Très contemporaine, son approche n'exclut pas l'accessibilité mélodique, ce qui lui permet de fédérer un public de plus en plus vaste et, surprise, de plus en plus jeune. D'autant plus que cette Secret Society est encline à l'intégration de formes rock, des meilleurs acquis de la musique contemporaine en Amérique du Nord ou même d'échelles mélodiques inspirées des plus grandes musiques modales. D'aucuns ont qualifié cette approche de «steampunk big band», de manière à en souligner le caractère futuriste et la facture carabinée.

Rudresh Mahanthappa &  Bunky Green: Apex, 29 juin, Gesù

Apex est un album imaginé par deux saxophonistes américains issus de deux générations distinctes : Rudresh Mahanthappa, 40 ans, et Bunky Green, 76 ans. Lancé en 2010, le projet Apex avait sollicité la collaboration du pianiste Jason Moran,  du contrebassiste François Moutin (qui fait aussi partie du trio du pianiste Jean-Michel Pilc, aussi invité au FIJM cette année), des batteurs Damion Reid et Jack DeJohnette. Pour le concert montréalais,  Jason Moran (très occupé on l'imagine) est remplacé par Matt Mitchell et Damion Reid officiera à la batterie. Pourquoi, au fait, Bunky Green, sort-il de l'ombre après avoir passé plusieurs décennies à se consacrer à l'enseignement de la musique? Parce qu'il a le temps de jouer, et surtout parce qu'il est admiré par plusieurs visionnaires du jazz qui veulent le côtoyer pendant qu'il en a encore la capacité. Plus précisément, le style de Bunky Green a fortement influencé des souffleurs d'alto aussi importants que Steve Coleman et Greg Osby. On comprendra que Rudresh Mahanthappa, aussi spécialiste de l'alto, concepteur  visionnaire et transculturel, ait envisagé d'enregistrer avec Bunky Green. En voici venir la résultante sur scène, au grand plaisir des mélomanes.

Anouar Brahem, 30 juin, 1er et 2 juillet, Théâtre Jean-Duceppe

Tout connaisseur de musique orientale moderne sait que le Tunisien Anouar Brahem n'est pas le plus grand technicien de l'oud, instrument fondamental de la musique classique arabe. Cet artiste n'en demeure pas moins un improvisateur excellent, compositeur de haute volée, leader ouvert sur le monde bien au-delà des mondes arabe, maghrébin ou méditerranéen. Cela étant, son oeuvre est très importante en cela qu'elle plonge ses plus précieux acquis patrimoniaux dans le contexte mondialisé de notre époque. Depuis le début des années 90, les enregistrements d'Anouar Brahem sous étiquette ECM suggèrent des hybridations  subtiles et d'autant plus modernes. Ainsi, ce grand entremetteur se produira un premier soir avec le contrebassiste Dave Holland et le saxophoniste John Surman, incontournables du jazz britannique. Puis il nous fera son magnifique Voyage de Sahar aux côtés du pianiste François Couturier et de l'accordéoniste Jean-Louis Matinier. Enfin, The Astounding Eyes of Rita, superbe album paru en 2009, déployé au coeur de la Méditerranée d'aujourd'hui, sera la matière d'un troisième programme consécutif sous la gouverne d'Anouar Brahem.

Jaga Jazzist, 1er juillet, Club Soda

L'album One Arm Bandit a été lancé en janvier 2010. Jaga Jazzist a commencé l'actuelle tournée il y a un an, nous aurons ainsi droit... au dernier droit. L'aventure de la formation norvégienne, elle, a commencé en 1994. Autour des frères Lars et Martin Horntveth, des copains d'école secondaire avaient formé un groupe devenu contre toute attente des plus puissants véhicules de musique instrumentale... sur Terre! Jaga Jazzist fréquente la fanfare, l'orchestre de chambre, le sound system, le combo de jazz et le band de rock. L'instrumentation y est foisonnante, d'autant plus atypique : clarinettes, saxophones, cor, trompette, tuba, trombone, marxophone, guitares, piano,basse, mandoline, harpe, lapsteel, claviers, percussions, glockenspiel, batterie, sons de synthèse. En fait, ce band n'a aucune allégeance stylistique fondamentale. Lars Hornveth, son principal compositeur, préconise un furieux mélange de jazz, avant-rock, minimalisme américain, musique contemporaine, musique électro, musique africaine. Sur scène, Jaga Jazzist a présenté en 2006 l'un des concerts les plus explosifs auxquels j'ai assisté dans l'histoire de ce festival.

Hommages à Sayyd Abdul Al-Khabyyr et Don Alias, 26 juin et 3 juillet, L'Astral

La série Jazz d'ici présente deux hommages d'égal intérêt. Le premier sera rendu au saxophoniste Sayyd Abdul Al-Khabyyr, qui a longtemps résidé à Montréal et y a élevé sa famille avant de retourner vivre à New York. Dans les années 70, Sayyd fut de toutes les aventures du jazz montréalais, puis ses fils Nasyr (batterie) et Muhammad (trombone) se sont taillé une réputation enviable au sein de la communauté jazzisique. Et puisque le gendre de Sayyd se nomme Kenny Garrett, les ingrédients étaient réunis pour qu'un hommage soit rendu au paternel avec la participation des musiciens québécois Luc Beaugrand (claviers), Mathieu Cormier (basse) et Benoît Charest (guitare). Le second hommage est orchestré par le récipiendaire du Prix Oscar-Peterson 2011, soit l'excellent saxophoniste Jean-Pierre Zanella. De concert avec le guitariste Benoît Charest, le pianiste Steve Amirault, le batteur Paul Brochu, les percussionnistes Alain Labrosse et Lazaro René, sans compter Gene Perla qui fut le bassiste régulier du tambourineur et percussionniste feu Don Alias. On sait que le regretté musicien, un des plus renommés de son époque (Miles Davis, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Joni Mitchell et plusieurs autres) avait vécu quelques années à Montréal avant de retourner s'installer à New York où il est décédé prématurément. Inutile d'ajouter que plusieurs jazzmen d'ici l'avaient côtoyé.