Le Festival TransAmériques (FTA) se conclut cette semaine avec Betroffenheit, pièce de danse-théâtre coup-de-poing sur la souffrance humaine et les traumatismes générés par la perte.

Cette création commune des Canadiens Crystal Pite, chorégraphe prisée sur la scène mondiale, et Jonathon Young, auteur et acteur, vient terminer sa route à Montréal, après avoir été acclamée un peu partout dans le monde.

Betroffenheit est une expression allemande qui n'a pas vraiment son pendant français, mais qu'on pourrait traduire par «stupeur paralysante». La création, hantée par le sentiment de perte, les traumatismes et la souffrance humaine, tire son inspiration d'un événement crève-coeur, soit la mort d'Azra, la fille de Jonathon Young, qui a péri dans un incendie, en compagnie de ses deux cousines, en 2009.

Pourquoi tirer une pièce d'une expérience si traumatisante? Est-ce que la création a agi comme une sorte de catharsis? «En fait, je ne crois pas du tout qu'il s'agisse de catharsis, répond Pite. C'est vrai que l'histoire personnelle de Jonathon est au coeur de notre démarche, mais nous l'avons utilisée comme un engin créateur.»

«Nous ne voulions vraiment pas exploiter son histoire et que la pièce devienne une thérapie. Notre désir était d'aller au-delà de cela, et que la création puisse s'étendre à des questions plus larges comme la souffrance et la survie.»

Un défi qui semble avoir été relevé avec brio, alors que Betroffenheit a chamboulé les spectateurs partout où elle est passée, en traversant les frontières et les cultures.

«Betroffenheit, plus que n'importe quel autre spectacle que j'ai fait, a réussi à connecter avec le public. C'était vraiment magnifique de voir cela arriver partout dans le monde, et pas seulement dans notre communauté. C'est très émotif pour nous que ce soit la fin de cette aventure, mais je suis vraiment contente qu'on termine à Montréal, cela a du sens pour moi», lance la chorégraphe.

Au coeur des traumatismes

Pièce hybride utilisant des voix préenregistrées sur lesquelles jouent et dansent les protagonistes, Betroffenheit se construit autour du personnage campé par Young. Souffrant d'un syndrome post-traumatique, hanté par ses démons, il cherche une porte de sortie à ses souffrances.

«Puisqu'on discutait de traumatisme et de deuil, on a aussi abordé le sujet de la dépendance, notamment aux substances, comme mécanisme de défense. On a donc voulu mettre en scène la relation entre le protagoniste, ses traumatismes et ses dépendances.»

Cette dépendance s'incarne ici dans le monde du spectacle. «Le showtime, c'est la drogue du spectacle», résume Pite. Un univers d'abord léger, coloré et séduisant qui tourne éventuellement au cauchemar, avec personnages glauques de clowns à la clé. «Au départ, tout le monde est soulagé de voir apparaître cet univers, mais, rapidement, on réalise que c'est une force destructrice.»

Cela dit, malgré sa prémisse très noire, Betroffenheit porte aussi en elle la lumière, croit Pite. «C'est l'expérience la plus incroyable, la plus profonde et la plus puissante de ma carrière artistique. Nous étions tous effrayés par ce projet, mais ce que nous avons découvert dans le processus, c'est une forme de joie dans l'acte de créer, de "faire" quelque chose d'un événement aussi tragique.»

Fascination pour le théâtre

Reconnue pour ses créations à la gestuelle ample, débordantes de mouvements et ancrées dans une certaine narrativité, Pite dit avoir toujours été fascinée par le théâtre. «J'ai toujours porté un intérêt au texte, aux histoires, aux personnages, en tentant de comprendre les structures inhérentes à la narration et en cherchant comment amener certaines de ces idées à la danse.»

«C'est vrai qu'en danse contemporaine, on tend beaucoup vers la non-narrativité, mais je crois qu'on assiste actuellement à un intérêt renouvelé pour les histoires.»

C'est cette fascination qui l'a amenée à collaborer avec Jonathon Young et sa compagnie, l'Electric Company Theater, pour cette création. «J'avais déjà travaillé avec du texte, mais c'était la première fois que je collaborais avec un auteur et, pour moi, c'était très excitant. Jonathon a de son côté une fascination pour la danse. Pour arriver à créer Betroffenheit, nous avons appris l'un de l'autre.»

La pièce est portée par un texte abondant, préenregistré par Young (qui interprète toutes les voix des personnages). Le texte et les voix sont donc devenus la matière première avec laquelle Pite a travaillé le matériel chorégraphique. «Les danseurs vont littéralement parler avec leur corps. C'est un peu comme faire du "lip sync", mais avec les mouvements. J'ai utilisé le texte de la façon dont j'utilise normalement la musique.»

Un «outil puissant» que le duo a ensuite utilisé dans The Statement (créé pour le Nederlands Dans Theater) et que la chorégraphe compte bien exploiter à nouveau dans sa nouvelle collaboration avec Young, Revisor, qui sera présentée à Montréal en avril 2019, dans le cadre de Danse Danse.

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Au Centre Pierre-Péladeau (salle Pierre-Mercure) jusqu'au 7 juin, dans le cadre du Festival TransAmériques. En anglais avec surtitres français.