Prolifique, diversifié pour ne pas dire touche-à-tout (théâtre, bien sûr, roman, essai, bande dessinée, cinéma et même la traduction de deux opéras de Mozart), Éric-Emmanuel Schmitt est devenu en peu de temps l'un des auteurs francophones les plus lus et les plus traduits. L'homme reste fasciné par nos rapports avec les questions philosophiques, spirituelles et morales.

Quelle anecdote mémorable vous revient spontanément à l'esprit à propos de vos visites au Salon du livre de Montréal?

À Montréal, plusieurs fois lors des signatures, de grands acteurs canadiens qui avaient joué mes pièces ont fait la file, comme tout lecteur, afin de venir me dire un mot gentil. Impensable à Paris! Aucun acteur ne prendrait place au milieu du public: il se servirait de sa notoriété comme d'un coupe-file, il s'imposerait devant tout le monde, il arriverait en hélicoptère sur le stand... C'est à ces occasions que j'ai conceptualisé que, même si le peuple a fait la Révolution en 1789, la France reste un pays de privilèges. On coupe la tête du roi, mais pas pour supprimer les rois, plutôt pour en devenir un! Depuis mes voyages à Montréal, je sais que Paris, c'est la cour de Versailles.

Comment vous est venue l'idée de faire une pièce de théâtre avec Le journal d'Anne Frank?

J'ai lu Le journal d'Anne Frank à 14 ans, poussé par mes parents et mes professeurs. Le livre m'a bouleversé, mais agacé aussi: pour l'adolescent que j'étais, Anne se montrait trop «fille»... Aujourd'hui, ce qui m'indisposait alors m'émeut encore plus. Dans mon adaptation, j'ai voulu rendre compte de ça, du passage de l'enfance à l'adolescence, d'une puberté passée dans l'enfermement. Et j'ai tenu à montrer la profonde sagesse lumineuse et optimiste d'Anne, qui a 12 ans dans une phrase et 80 dans la suivante. L'axe que j'avais choisi - un père découvrant le journal intime de sa fille après la mort de celle-ci - m'offrait une construction solide mais rendait encore plus nécessaire le recours à la joie et à l'humour d'Anne. J'espère avoir réalisé un texte aussi poignant que gai.

Vous êtes un auteur prolifique et diversifié. Y a-t-il un territoire de la littérature (ou de l'art en général) que vous aimeriez explorer?

Entre le rêve et la réalité, il n'y a que le chemin du courage. Je n'en manque pas. Mais j'ai peur d'avoir plus de rêves que de courage. Si l'on pouvait encore me donner deux ou trois vies, j'aimerais composer de la musique - ce que je fais, mais mal - et faire de la sculpture - ce que je ne fais pas, mais bien! En réalité, je ne répondrai jamais à votre question car il ne faut jamais annoncer ses projets: lorsque, par exemple, je dilue une histoire en la racontant, je finis par n'avoir plus besoin de l'écrire. Donc silence! J'espère bien encore vous surprendre.

Éric-Emmanuel Schmitt en trois oeuvres

La nuit de Valognes (1991)

Méditation sur l'énigmatique personnage du séducteur Don Juan, qui fait ici face à ses anciennes amoureuses qui cherchent à lui faire un étrange procès, La nuit de Valognes, évidemment inspirée du Don Juan de Molière mais aux ramifications spirituelles et philosophiques inattendues - lesquelles proposent diverses réflexions sur l'amour et l'attachement -, est la première pièce de Schmitt, le premier bond sur le tremplin.

Le visiteur (1994)

Trois fois lauréate du prix Molière, cette pièce propose l'improbable mais fascinante rencontre du père de la psychanalyse Sigmund Freud et d'un étrange personnage qui en sait long, qui en sait trop, trop pour ne pas être une sorte de dieu, sinon Dieu lui-même. Voyage intérieur de Freud l'athée qui, voyant les troupes allemandes défiler glorieusement dans les rues de Vienne, craint le pire et vient à se questionner sur ses rapports à la foi.

Le libertin (1997)

Même perturbé et tiraillé par les choses de la chair, ce libertin en titre n'a rien d'un coquin lubrique, sans foi ni loi. Il s'agit du philosophe et encyclopédiste Denis Diderot, aussi romancier et homme de théâtre, digne représentant des brillantes Lumières du XVIIIe siècle. Ici, les dilemmes auxquels doit faire face Diderot et qui opposent la morale et la sexualité, vieilles ennemies, prennent forment sous les traits de personnages féminins, des proches du philosophe. Le libertin a été nommé six fois aux Molières.

_______________________________________________________________________

Confidence d'écrivain, samedi 13h.