Professeur en sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Montréal, auteur de plusieurs essais sur l'éducation, militant et collaborateur à différentes revues alternatives, blogueur à l'hebdomadaire Voir, Normand Baillargeon vient de publier Une histoire philosophique de la pédagogie. Il tient une chronique hebdomadaire sur la philosophie à l'émission Dessine-moi un dimanche.

En tant qu'écrivain, est-ce que vous considérez Montréal comme une ville qui nourrit l'inspiration?

Je travaille à l'UQAM, dans un coin de Montréal qui est un symbole très fort pour les questions sociales dont je traite dans mes essais. Il y a dans ce quartier beaucoup de pauvreté, et la misère y est omniprésente, particulièrement dans le square Émilie-Gamelin. Je suis témoin de cette réalité tous les jours, quand je me rends au travail et tel constat n'a cesse de nourrir mon indignation, ma colère.

Et puis, il y a aussi l'îlot Voyageur, une cicatrice dans la ville, le résultat de l'université qui se prend pour une entreprise, en se lançant dans les projets immobiliers. L'Université se transforme vers le pire, avec les universitaires qui se prennent pour des entrepreneurs et le monde de l'éducation qui se plie aux diktats de l'industrie. En même temps, à un coin de rue plus loin, on retrouve la Grande Bibliothèque qui est un symbole magnifique de succès et de circulation des livres. Pour moi qui écris des essais sur la pédagogie et l'éducation, tous ces symboles dans un même quadrilatère sautent au visage et à la fois provoquent l'indignation et prouvent qu'il y a des choses belles qui ajoutent à la compréhension du monde.

Décrivez votre appartenance à la francophonie.

J'ai été élevé en Afrique francophone et les années passées au Cameroun et au Sénégal ont nourri mon appartenance à la Francophonie. De l'Afrique noire, je peux vous dire qu'elle a nourri ce que je suis, mon écriture, mon souci de comprendre le monde et mon ouverture sur celui-ci. Vers 12 ou 13 ans, j'ai découvert Léopold Senghor, un immense poète africain qui a aussi été président du Sénégal. La belle histoire de Leuk-le-lièvre, que l'on étudiait à l'école, a marqué ma jeunesse, tout autant que la littérature française. À travers l'Afrique, j'ai découvert le racisme, les injustices, les inégalités et cela m'a beaucoup marqué et m'a amené, des années plus tard, à traduire les mémoires de Frederick Douglass, un Noir né dans l'esclavage, qui a appris à lire seul et s'est sorti de cet enfer.

Jusqu'à l'âge de 13 ans, j'ai étudié dans le système français et j'ai été initié aux littératures française et africaine, longtemps avant de revenir au Québec. Plus tard, quand j'ai découvert les écrivains québécois, mon goût a été poussé vers les poètes.

Pensez-vous que le français que l'on écrit et que l'on parle à Montréal évolue en s'ouvrant sur le monde?

Dans les années 60, Raymond Queneau disait du Québec, comme de tous les pays francophones, que le français y habitait deux langues: celui qu'on parle et celui qu'on écrit. Et cela me semble particulièrement vrai pour le Québec, qui est privilégié de par son ouverture sur le monde. Le monde anglophone nourrit aussi mon travail et ma pensée.

Je n'ai qu'à quitter l'UQAM à pied pour me rendre à la bibliothèque de l'Université McGill où j'ai accès à une pensée internationale d'une très grande richesse. J'ai traduit plusieurs livres de l'anglais au français. J'ai toujours gardé un pied dans la culture anglophone et je lis beaucoup d'auteurs anglos. En même temps, Montréal s'anglicise, un fait confirmé par des études sur la question et mon expérience personnelle, quand je marche dans les rues de Montréal. Cela m'inquiète.

À votre avis, quels sont les auteurs «phares» de la littérature montréalaise, à l'heure actuelle?

Personnellement, j'estime qu'il y a au Québec trois auteurs dignes du prix Nobel: Victor-Lévy Beaulieu, dont l'oeuvre est majeure, ample et érudite, Marie-Claire Blais, qui a aussi une oeuvre extraordinaire et finalement Michel Tremblay.

Pour ce qui est de Montréal, ce qui m'est le plus familier, c'est sa vie poétique, les soirées de poésie qui existent encore aujourd'hui et attirent une jeune génération. Ici, juste à côté de l'UQAM, il existe une vie poétique très riche et étonnante, des poètes qui publient de façon plus confidentielle.

Gilbert Langevin, un auteur que peu de gens connaissent, a vraiment marqué la vie littéraire montréalaise, avec sa présence sur la place publique. Même si peu de gens connaissent son nom, il a vraiment marqué la vie littéraire, et touché beaucoup de personnes avec les paroles des nombreuses chansons qu'il a écrites. À l'émission La voix récemment, il y avait la chanson La voix que j'ai [de Gerry Boulet], dont les paroles sont justement de Gilbert Langevin.

Du côté de la philosophie, il y a au Québec deux grands noms, qui ont poussé la réflexion philosophique: Charles Taylor et Georges Leroux.

Qu'est-ce qui relie la littérature montréalaise à celle des autres lieux de la frrancophonie?

Ma position sur cette question est inspirée de l'écrivain de théâtre Marcel Pagnol, que j'estime beaucoup et qui est l'auteur d'une phrase extraordinaire qui dit «on atteint l'universel en restant chez soi».

Le théâtre et le cinéma de Pagnol sont associés à Marseille, avec cet accent, ce vocabulaire. Et pourtant, quand on regarde le cinéma de Pagnol, il fait résonner l'universel, tout en restant chez lui.

De ce point de vue, Michel Tremblay décrit bien ce qui se passe en littérature québécoise. Pour ma part, je crois que notre poésie est plus universelle, de par la résonance de la poésie qui est capable de tant de choses, avec si peu de moyens.

En terminant...

Je suis enchanté d'être au Salon du livre, cette invitation me fait grand plaisir. Mais ce qui me fait le plus plaisir, c'est qu'on alloue une place aux essais. On dit souvent que la poésie se vend le moins, mais tout de suite après, il y a les essais, qui se vendent peu, en comparaison aux romans ou aux livres de cuisine. En m'invitant, on rend hommage à tous les gens qui écrivent des essais, pour lesquels hélas! il n'y a pas assez de lecteurs.

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Normand Baillargeon répondra au Questionnaire Archambault, jeudi, à 19 h, à l'Agora, et participera à Confidence d'écrivain, samedi à 16 h 30, à la Place Confort TD, ainsi qu'à deux tables rondes à l'Espace Archambault : La lecture numérique à l'école, vendredi à 15 h, et Quelle éducation pour quelle société?, samedi à 13 h 30.