Au fil d'une oeuvre comptant une dizaine de livres, Emmanuel Carrère a créé un style bien à lui, mélange de reportage et de fiction, qui en a fait une figure de premier plan de la littérature française contemporaine. Une visite rare au Salon du livre de Montréal, du récent Prix Renaudot, dont il faudra profiter. Explication d'un parcours particulier.

Beaucoup lui prédisaient le Goncourt pour Limonov, son «roman picareste» à propos du bien réel Edouard Limonov, aventurier russe controversé ayant connu mille vies. Il aura finalement reçu le Renaudot. «Oui, je sais, dit Emmanuel Carrère, sourire en coin, tout juste débarqué de l'avion. Même mon boucher m'a glissé: «On espérait plus gros!»»

Emmanuel Carrère est l'un des écrivains préférés des journalistes. Probablement parce qu'il réalise ce fantasme de transformer un sujet d'actualité en roman. Il n'y a pas mieux qu'un roman pour déployer dans toute sa complexité un sujet la plupart du temps réduit par les contraintes de temps et d'espace des journaux.

Emmanuel Carrère a créé un style bien à lui, mélange hybride de romanesque, témoignage personnel, biographie, réflexion et essai, qui fait la qualité à la fois de ses romans et de ses reportages, puisqu'il n'a jamais cessé de travailler comme reporter. Mais à sa façon, qui est aussi celle de l'écrivain.

Pour Carrère, reportage ou roman, l'approche est la même. «Chaque fois que j'ai écrit des reportages pour des journaux, je l'ai fait à la première personne. On peut évidemment dire qu'il y a du narcissisme là-dedans, et je n'ai rien contre. Mais je ne le pense pas. J'ai l'impression que c'est une forme d'honnêteté vis-à-vis du lecteur, une façon de lui dire que je ne dis pas la vérité, mais que c'est la vérité que j'ai perçue, comprise, ressentie.»

Même attitude en ce qui concerne ses romans, sauf que la différence, «elle n'est pas qualitative, elle est quantitative». D'ailleurs, il a renoncé à définir le genre de ses livres. «Au fond, ce qui définit le roman, c'est la narration et tout ce que j'écris est narratif. J'aime bien mélanger des choses dont on dit a priori qu'elles ne devraient pas aller ensemble, mélanger le général à l'intime.»

Cette approche, elle s'est créée autour de L'adversaire, paru en 2000, roman inspiré de sa couverture du procès de Jean-Claude Romand qui, pendant près de 20 ans, a fait croire à ses proches qu'il était médecin en Suisse, avant d'assassiner sa famille pour éviter d'être découvert. Il aura fallu des années à Emmanuel Carrère pour trouver la forme de ce livre, qui est devenue sa marque d'écrivain.

«C'est bizarrement arrivé quand j'ai abandonné le livre, raconte-t-il. Sous la forme de la fiction, je n'y arrivais pas du tout. Et en voulant écrire une espèce de mémo pour moi-même de l'affaire Romand, c'est comme si le réel m'avait attrapé par le col, du fait que j'avais été en contact avec lui. Non seulement je racontais l'histoire réelle, mais je le faisais à la première personne. Ce sont deux choses qui sont venues de pair, ce que je n'aurais jamais envisagé auparavant. Ensuite, j'ai continué dans cette forme-là, sans que ce soit délibéré. Pour le moment, je ne m'imaginerais pas écrire autrement.»

Avant et après

Il y a vraiment un avant et un après L'adversaire quand on connaît l'oeuvre de Carrère. Au départ, une fascination pour l'étrange, le fantastique, la science-fiction, qui lui a fait écrire des romans comme La moustache, l'essai Le détroit de Behring ou la biographie de l'écrivain américain Philip K. Dick, maître de la science-fiction, dans laquelle on sent en gestation ce qui deviendra le style Carrère. Intéressant que ces débuts aient mené à cette dissection du réel, une écriture hyperréaliste en quelque sorte. Mais ne dit-on pas que la réalité dépasse la fiction?

Depuis L'adversaire, Emmanuel Carrère a écrit Un roman russe, confession violente sur ses origines, sur sa mère, Hélène Carrère d'Encausse, sur sa rupture amoureuse. Ce qu'il estime son seul livre «véritablement autobiographique», une catharsis qui lui aura permis d'écrire D'autres vies que la mienne, récit lumineux sur la beauté de gens «ordinaires» qui ne le sont pas, avant de nous offrir ce Limonov sur cet aventurier russe incarnant à lui seul tous les soubresauts de son pays.

On ne s'ennuie pas chez Carrère, simplement parce qu'il a le talent pour raconter non seulement la vie des gens qui l'intéressent, mais comment ces vies sont liées à la nôtre. Ce Limonov, par exemple, que personne ne connaissait avant ce roman sauf une certaine intelligentsia parisienne qui préférerait l'oublier, pourquoi le lire? Parce que ça parle de ce qu'on pensait de la Russie et de ce qu'on ne pense pas de la Russie, qui s'opposait dans nos têtes aux États-Unis.

«À partir du moment où cette vision bipolaire n'est plus là, que finalement il n'y a plus que notre système capitaliste, en train actuellement de craquer de toutes parts, ça raconte quelque chose sur le trou, le vide que laisse cette disparition du communisme.»

Parler des autres pour parler de lui, et finalement de nous, c'est un peu sa méthode. Redoutablement efficace.

Emmanuel Carrère sera en séance de dédicace au Salon aujourd'hui et demain au stand de Gallimard (432). Il sera aussi à la librairie Olivieri aujourd'hui, en compagnie de Jean Rolin, à 15h30.