Pour marquer ses 20 ans d'existence, la maison d'édition québécoise Les 400 coups publie un court texte de Daniel Pennac. Intitulé Gardiens et passeurs, illustré par Bruce Roberts et imprimé ici, le petit livret est un hommage aux passeurs, tous ces gens qui donnent le goût de la lecture. Mais aussi une offensive contre les gardiens, ceux qui décrètent ce qu'est un «bon» livre et déplorent la médiocrité de la littérature actuelle.

Ce joli tiré à part sera remis gratuitement avec tout achat d'un livre publié aux 400 coups. Daniel Pennac sera au salon du livre pour le dédicacer, ainsi que tous ses autres et nombreux livres. Nous lui avons posé trois questions d'actualité littéraire.

Q : Comment est venue l'idée d'écrire sur ceux qui nous donnent envie de lire?

R : Gardiens et passeurs est tiré d'un texte que j'ai écrit à l'occasion de la réception d'un doctorat honoris causa en pédagogie à l'Université de Bologne [Italie] en mars dernier. Je l'avais écrit en français et fait traduire en italien - je m'appelle Daniel Pennacchioni, après tout. Et je l'ai lu en italien, ce qui ne se fait jamais à Bologne: d'habitude, les gens lisent dans leur langue d'origine. C'était bien!

Il se trouve que je suis très ami avec Yves Nadon [auteur et enseignant québécois, responsable de la collection Carré blanc aux 400 coups]. Je lui ai lu ce texte une fois, il l'a voulu, je l'ai modifié, réécrit, et il l'a eu!



Q : En cette ère de dématérialisation, que va-t-il arriver aux librairies et aux libraires, à qui vous rendez un magnifique hommage dans Gardiens et passeurs?

R : La dématérialisation met effectivement la librairie en péril... C'est un phénomène générationnel, car je pense que j'aurai accès à des librairies jusqu'à la fin de mes jours. Mais après ma génération, et peut-être la suivante, elles deviendront autre chose: si le livre papier disparaît, le commerce qui le vend va nécessairement faire de même. Il y aura des reconversions...

Dans notre rapport actuel au livre, il y a toute une sensualité: le toucher du papier, le parfum du livre - en passant, on pense toujours que cela sent l'encre, mais c'est en fait l'odeur de la colle végétale! -, le bruit des pages qu'on feuillette, le poids du livre dans la main... Cette sensualité est propre à ce que nous avons connu depuis notre toute petite enfance.

Les tout petits enfants d'aujourd'hui vont, eux, connaître avec leurs écrans, avec leurs objets à eux, une autre sensualité. Quand ils font glisser une image sur l'autre avec la pulpe de leur doigt, quand ils pianotent absolument à toute allure sur leur clavier, ils développent eux aussi une sensibilité. Ce qu'on appelle dématérialisation, c'est vraiment une dématérialisation physique, spécifiquement du livre. Mais pour les enfants d'aujourd'hui, qui ont déjà la sensualité de l'écran et du clavier, tout ça est parfaitement matériel pour eux...



Q : À votre fameuse liste des 10 droits imprescriptibles du lecteur, devra-t-on en ajouter un 11e, le droit de lire aussi bien sur une tablette que sur du papier, sans être jugé?

R : On n'a pas de droit à donner dans ce domaine: c'est absolument inévitable! Le support est en train de changer, et dans 30 ou 40 ans, la transformation sera complète, c'est donc idiot de juger ou d'interdire la lecture sur ce support. Je sais que, moi, je lirai toujours sur papier, mais c'est parce que je suis un vieux monsieur!

À l'époque de Gutenberg, quand l'impression est apparue, on lui a fait le reproche que ça en serait fini de la mémoire, désormais. Avant, les textes étaient manuscrits et des livres entiers étaient appris par coeur par les professeurs, qui les répétaient à leurs étudiants en leur demandant de les apprendre par coeur à leur tour. Avec un support désormais reproductible, ce n'était plus nécessaire, et l'impression a effectivement mis fin au phénomène. Mais pas à la littérature. Aujourd'hui, avec l'écran, on assiste à un changement un peu comparable ou, en tout cas, à un changement de moeurs.

Remarquez, tout cela est de nouveau déposé dans une mémoire. Mais ce n'est plus la nôtre!



Extrait Gardiens et passeurs


«Passeurs sont les parents qui ne songent pas seulement à armer leur enfant de lectures utiles pour les diplômer au plus vite, mais qui, connaissant le prix inestimable de la lecture en soi, souhaitent en faire des lecteurs au long cours.

[...]

Passeur, l'éditeur qui se refuse à investir dans les seules collections de best-sellers, mais qui ne s'enferme pas pour autant dans la tour d'ivoire de la littérature expérimentale.

Passeur, le critique littéraire qui lit tout, découvre et donne à lire le jeune romancier, le jeune dramaturge, le nouveau poète, ou qui ressuscite la grande plume oubliée, au lieu de se rengorger dans sa vanité de fossoyeur raffiné.»



Les droits imprescriptibles du lecteur, selon Pennac


1. Le droit de ne pas lire.

2. Le droit de sauter des pages.

3. Le droit de ne pas finir un livre.

4. Le droit de relire.

5. Le droit de lire n'importe quoi.

6. Le droit au bovarysme.

7. Le droit de lire n'importe où.

8. Le droit de grappiller.

9. Le droit de lire à haute voix.

10. Le droit de nous taire.

Tiré de Comme un roman, de Daniel Pennac, Gallimard, 1992.



Au Salon du livre aujourd'hui


«Malgré l'énergie investie, malgré le travail remarquable effectué par les militants des associations étudiantes, malgré l'importance des enjeux, l'ampleur du soulèvement m'étonne encore. Plusieurs l'ont dit avant moi: on ne s'attendait pas à une telle mobilisation de la part des jeunes. À force d'entendre dire que j'appartenais à une génération apolitique, j'avais fini par le croire.» - Gabriel Nadeau-Dubois, auteur de Tenir tête. Au salon aujourd'hui de 18 h 30 à 20 h.