Fondée ici en 2003 par l'écrivain d'origine haïtienne Rodney Saint-Éloi, la maison d'édition Mémoire d'encrier publie des auteurs nés partout sur notre vaste continent. Elle souligne son 10e anniversaire avec le livre collectif Bonjour voisine, sous la direction de l'auteure québécoise Marie Hélène Poitras. Et par sa participation active au 36e Salon du livre de Montréal, qui innove en ayant pour la première fois de son histoire un pays invité: Haïti!

En mai dernier, quelque 40 écrivains, éditeurs et acteurs du monde du livre québécois ont participé aux toutes premières Rencontres québécoises à Haïti: les romancières Marie Hélène Poitras et India Desjardins, les poètes André Roy et Élise Turcotte, pour ne nommer que ceux-là, ont ainsi fait connaissance avec le pays d'origine de Dany Laferrière, Gary Victor et Rodney Saint-Éloi (le poète-éditeur-organisateur des Rencontres), entre Port-au-Prince, Cavaillon, Jérémie, Petit-Goâve... Tout ce beau monde et une quarantaine d'autres, dont de nombreux écrivains haïtiens, ont mis leurs plumes en commun pour écrire le livre collectif Bonjour voisine.

«C'est pour prolonger l'envoûtement», lance Rodney Saint-Éloi en souriant quand on lui demande comment est né Bonjour voisine, publié par sa maison d'édition québécoise, Mémoire d'encrier.

Il n'a pas tort: transformée par ce voyage, séduite et même ensorcelée par Haïti, Marie Hélène Poitras avait envie d'aller plus loin.

«Quand je suis revenue, explique la romancière dont le roman Griffintown vient d'être couronné par le prix France-Québec, j'avais envie de coucher sur papier des impressions, de nommer la densité que j'avais sentie là-bas. Je repensais à ce qu'on s'était dit entre écrivains pendant qu'on était à Haïti et j'avais l'impression que tout le monde avait un peu envie d'écrire sur ce qu'on venait de vivre.»

Mais tout le monde était occupé, avait un projet, un livre ou autre à finir.

«En juin, reprend-elle, j'étais avec James [Noël] et Dany [Laferrière], dans le train qui reliait Paris à Saint-Malo pour assister au festival littéraire Étranges voyageurs, j'ai parlé de mon envie de faire plus. Et Dany m'a suggéré de faire appel à tous pour des textes, en vue peut-être d'un numéro spécial dans une revue, par exemple...»

Marie Hélène a donc écrit une lettre d'invitation aux participants, leur demandant s'ils avaient envie d'écrire un texte court sur ce qu'Haïti avait changé en eux. Date de tombée: dans un mois! Elle se chargeait de tout relire.

«Je pensais que j'allais recevoir trois, quatre textes...» Or, des dizaines et des dizaines de participants, d'ici et d'Haïti, ont répondu à son appel, multipliant les genres littéraires!

Nouvelles, poèmes, essais, récits, articles, souvenirs, il y a absolument de tout dans ce livre qui aurait pu avoir des allures d'actes de colloque poétisant. Mais qui est plutôt devenu un ouvrage bigarré, foisonnant, protéiforme, témoin d'une expérience humaine à 51 visages, aussi bien auteurs confirmés (Dany Laferrière, Louise Dupré, Laure Morali, Frankétienne, Joséphine Bacon, etc.) que nouveaux venus (Nedjmhartine Vincent, Marie Laroque, Kira Elisabeth Paulemon...).

Bref, 496 pages remplies de mots, de photos aussi, d'âme également.

Légitimité

«La légitimité de ce livre vient de Marie Hélène, estime Rodney Saint-Éloi. Si c'était moi qui avais lancé et piloté l'idée, on aurait trouvé normal qu'un auteur haïtien éprouve un tel désir. Mais que ce soit Marie Hélène, cela donne un tout autre sens au projet, et donne une idée de la rencontre, de ce qui est né. Il y a eu collusion de l'imaginaire!»

Les droits d'auteur du livre collectif seront versés à une troupe de jeunes Haïtiens «diseurs de mots», qui ont présenté La poésie québécoise en spectacle, lors des Rencontres, en juin dernier.

Avec cet argent, ils vont pouvoir peaufiner ce spectacle-anthologie et venir le présenter à Montréal, sans doute au Festival international de littérature (FIL), en septembre 2014.

Sur la couverture de Bonjour voisine, il y a un «vévé» (un dessin sacré), un coeur conçu en l'honneur d'Erzulie, déesse vaudou de l'amour et de la fécondité: «J'y tenais, dit Marie Hélène Poitras, j'avais dit à tous les auteurs de mettre leur coeur dans leur texte et ils l'ont fait!»

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Bonjour voisine, Collectif, Mémoire d'encrier 496 pages

Extrait Bonjour voisine

«Son nom est Job, ami de mes premiers quartiers de lune et de mes contes à dormir debout au soir de mon adolescence. Job, le premier Québécois de souche tropicale que j'aie connu. (...) Je l'ai rencontré pour la première fois par un après-midi de décembre à Carrefour, banlieue sud de mon enfance. (...) Nous étions alors un essaim de puceaux, qui fantasmaient à l'unisson sur des filles du coin ayant plus ou moins l'insolence de notre âge. Et voici qu'arrivait devant nous un original mythomane qui changeait complètement la donne. Job, jeune homme aux larges épaules, qui se faisait passer pour l'amant redoutable de Céline Dion.»

Tiré de la nouvelle Monologue du voisin de James Noël, écrivain né en Haïti.

La perle des Antilles au Salon

Pour la première fois de son histoire, le Salon du livre de Montréal invite un pays «d'honneur» et c'est Haïti. Depuis mercredi, tout un pavillon environ 100 m2, l'équivalent de plusieurs

stands lui est donc consacré, et l'animation ne manque pas, garanti plezi!

On en profitera pour marquer notamment les 10 ans d'existence des éditions québécoises Mémoire d'encrier, créé par l'auteur-poète d'origine haïtienne Rodney Saint-Éloi. Des éditions extrêmement dynamiques, inventives, qui publient des auteurs haïtiens, amérindiens, québécois «de souche», alouette

«Les liens Haïti-Québec sont indéniables, explique Rodney Saint-Éloi. Alors, quand le Salon a dit qu'il voulait changer, c'était finalement assez naturel qu'il choisisse Haïti comme agent de changement!»

«Il y a près de 100 000 Haïtiens qui vivent au Québec, poursuit-il, et il y a ici plus d'Haïtiens publiés que partout ailleurs sur Terre. En plus, il y a une véritable présence haïtienne dans la vie littéraire du Québec: Stanley Péan a été président de l'Union des écrivaines et écrivains québécois [UNEQ, de 2004 à 2010], Joël Des Rosiers est toujours vice-président de l'UNEQ [et de la Société littéraire de Laval, de 1991 à 1995], alors que Dany Laferrière est carrément considéré comme un auteur québécois [NDLR: Laferrière a d'ailleurs reçu, cette semaine, un doctorat honorifique de l'UQAM].»

L'axe nord-sud

Pendant la durée du Salon, une importante délégation venue d'Haïti se joint aux auteurs de Mémoire d'encrier, dans le pavillon baptisé Haïti à l'honneur.

Au programme pour les prochains jours: aujourd'hui, création littéraire en direct et lancement de revue; demain, conférence sur le vaudou, lancement de revue et jamsession littéraire; dimanche,

conférence

Tout cela sans compter les rencontres avec les nombreux invités: romanciers, poètes, mais aussi chercheurs, historiens et libraires venus d'Ayiti

Cet axe artistique nord-sud ne s'arrête pas là: outre l'actuelle exposition Vodou présentée au Musée canadien des civilisations à Gatineau, Haïti sera aussi célébré pendant le festival Montréal en lumière, en février prochain, avec notamment la participation de Régine Chassagne, d'Arcade Fire (info: montrealenlumiere.com). Enfin, des auteurs québécois retourneront à Port-au-Prince dès décembre pour participer à la toute première Foire internationale du livre en Haïti. Un livre, c'est toujours une passerelle