Lauréat du prix Goncourt, membre de l'Académie française, Médecin sans frontières, ministre, ambassadeur: l'écrivain Jean-Christophe Rufin a cumulé les tâches et les distinctions depuis le début de sa prolifique carrière. Il a lancé cet automne Immortelle randonnée, livre dans lequel il raconte son parcours sur le chemin de Compostelle.

De la littérature, on a souvent dit qu'elle permettait de voyager sans sortir de chez soi. Est-ce selon vous le meilleur moyen, à la portée de tous, pour découvrir le monde?

Question difficile et peut-être insoluble: lire fait voyager, c'est entendu, surtout lorsqu'on lit des récits de voyage ou des romans ouverts sur le monde. En même temps, lire ne remplace pas le voyage. Dans le cas de Compostelle, le fait est particulièrement évident: on peut avoir lu tous les ouvrages de pèlerins, on n'a pas pour autant acquis l'expérience du Chemin. Car c'est une initiation qui passe par le corps et l'immobilité du lecteur le préserve de ressentir les douleurs et les peines du voyage véritable.

À quel pays ou à quelle culture appartient véritablement un écrivain, à votre avis? La littérature est-elle un «autre pays»?

Un écrivain appartient à la langue qu'il utilise pour écrire. La langue est un continent ouvert: un auteur américain ou libanais peut écrire en français (cf Jonathan Littell ou Amin Maalouf), mais c'est un univers situé avec ses références, ses règles, sa musique, sa sensibilité propre.

Quels auteurs vous ont fait découvrir des cultures que vous ne connaissiez pas ou qui ont élargi votre vision du monde?

J'aime beaucoup (entre autres) la littérature d'Europe centrale. Un écrivain comme Lajos Zilahiy a été pour moi une véritable clef pour découvrir le monde austro-hongrois. Mais il y en a bien d'autres et je crois que, chronologiquement, ce sont les romanciers russes qui m'ont d'abord fait découvrir l'ailleurs littéraire.

Selon vous, qu'est-ce qu'un lecteur apprend sur lui-même quand il se rend au bout d'un livre?

Tout dépend du livre. Souvent, il apprend... la patience. De temps en temps, et c'est un grand bonheur, il a le sentiment de revenir d'un autre monde, qu'il s'agisse d'un monde intérieur ou d'un univers inconnu.

Un salon du livre offre l'occasion de rencontrer les écrivains. Pourquoi, à votre avis, les lecteurs ont-ils envie de voir en chair et en os ceux qu'ils lisent? Que retirez-vous vous-même de ces rencontres?

Pour l'écrivain, la réponse est assez simple: ce métier virtuel ne prend son sens que lorsqu'on rencontre de «vrais» lecteurs. On a beau savoir qu'ils sont des milliers, rien ne remplace le contact avec ceux d'entre eux qui viennent jusqu'à vous. Pour les lecteurs, c'est moins clair et je dirais même plus risqué. Je ne sais pas s'il est utile de rencontrer l'auteur d'un livre qu'on a aimé. Bien souvent, c'est l'occasion d'être incompris ou déçu. Je me souviens d'être allé à une signature de Lawrence Durrell, que j'admirais énormément. J'ai vu apparaître un petit bonhomme au nez rouge qui portait un filet à provisions avec deux bouteilles de vin bon marché. Il s'est assis, quelqu'un l'a interpellé, il s'est fâché et a disparu. Ce jour-là, je me suis dit: je ne chercherai jamais à rencontrer les auteurs des livres que j'aime. Naturellement, je ne l'ai pas fait et j'ai eu d'heureuses surprises. (Il m'est aussi arrivé de rencontrer des auteurs merveilleux... dont je n'aime pas les livres...!)

Vous êtes un voyageur, un médecin très engagé, un diplomate. Selon vous, quelle erreur doit éviter un écrivain quand il écrit sur une autre culture que la sienne?

L'erreur est surtout de penser que seuls les membres d'une culture ou d'une société peuvent écrire sur elles. Il y a une grande richesse à lire un Américain écrivant sur la France, un Japonais sur l'Afrique, un Africain sur le Québec. Je suis extrêmement opposé à une certaine conception (d'origine américaine, il me semble, mais répandue partout) qui veut que l'on ghettoïse la littérature en assignant à chacun un pré carré, celui de sa culture d'origine. Bien sûr qu'il y a un risque dans ces métissages littéraires, risque de l'exotisme, de la simplification, de l'idéalisation, au contraire, de la simplification. Mais je préfère ce risque à celui d'une littérature cloisonnée où chacun serait renvoyé à la clôture de ses origines. Écrire, c'est regarder le monde. Le monde tout entier.

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Jean-Christophe Rufin participera à la table ronde L'écriture poétique dans le roman samedi à 12h30 au l'Espace Archambault et à Confidence d'écrivain samedi à 14h30 au Carrefour Desjardins.