Près de 10 ans après Les corrections qui l'a révélé au grand public, Jonathan Franzen est pratiquement entré dans la légende avec Freedom, un «roman-événement» qui lui a valu en 2010 la couverture du magazine Time sous le titre de «Great American Novelist» et qui paraît en français cette semaine. Discussion avec un écrivain qui n'a d'autre ambition que de respecter la noblesse des lettres américaines.

Nous avons attrapé Jonathan Franzen à l'aéroport juste avant qu'il ne s'envole pour la tournée de promotion de Freedom en Australie, puis en France. Être l'ambassadeur d'un roman que tout le monde s'arrache, c'est du boulot. Mais la célébrité, qu'il a fini par apprécier un peu, n'est pas précisément la tasse de thé de Franzen. «Vous n'apprenez rien et rien ne change parce que vous voyagez partout dans le monde en tant qu'écrivain célèbre, dit-il. Cela ne fait pas un roman très intéressant ou séduisant et, de toute façon, cela a déjà été fait. Vraiment, il n'y a rien pour moi là-dedans.»

Jonathan Franzen ne trouve véritablement son bonheur que dans l'écriture. Le portrait que le magazine Time lui a consacré en 2010 a contribué au mythe de l'écrivain enchaîné à sa table de travail, absolument coupé du monde, viscéralement allergique à l'internet. «Les années où j'ai été assez chanceux pour n'avoir autre chose à faire que d'écrire ont été les années les plus heureuses de ma vie. Il y a quelque chose d'intemporel dans ces années où tout ce que j'avais à faire était de rester à mon bureau et de jeter des mots sur le papier. Pour moi, c'est cela le bonheur. Je crois que je serais dans une situation bien pire si j'avais fait cela pour devenir célèbre. Je m'en fous. C'est amusant, mais ce n'est pas la raison pour laquelle j'écris. J'écris parce que cela me rend heureux.»

Complexe, la liberté

Fabuleux destin, tout de même, pour un homme qui a souvent avoué avoir eu pour modèle le pauvre Charlie Brown, antihéros de la bédé de Schulz. Né en 1959 en Illinois, Jonathan Franzen a vécu une jeunesse un peu terne dans ce Midwest américain qui l'inspire encore aujourd'hui pour ses grandes fresques mettant en scène des personnages de la classe moyenne, éternels insatisfaits d'un monde contemporain croulant sous les contradictions.

Dans la grande veine des romans réalistes - il cite Tolstoï et Stendhal dans ses influences - il aura fallu des années à Jonathan Franzen pour aboutir à Freedom, qui comptait au départ une vingtaine de personnages et qui, finalement, est devenu le portrait de la très imparfaite famille Berglund, qui évolue dans l'Amérique post 11-septembre des années Bush, où la notion de liberté a été particulièrement malmenée.

Liberté qui nous renvoie au titre, demeuré Freedom même dans la traduction française, mais qu'il regrette un an plus tard. S'il avait intitulé son roman Des fleurs en juin, croit-il, il n'aurait pas à se lancer dans une définition de la liberté dans toutes ses interviews, alors que son roman est l'illustration complexe d'une notion tout aussi complexe. «C'est compliqué parce que, d'une certaine façon, je me sens compliqué! Il y a tellement de «moi» différents, c'est pourquoi je résiste à l'idée d'écrire seulement sur moi, parce que cela semble me réduire à quelque chose de simple, et je ne suis pas quelqu'un de simple.»

Bref, il existe autant de définitions de la liberté qu'il y a de gens pour la penser. «Je ne crois pas que la seule façon de penser à la liberté est celle des conservateurs ou une certaine idée de la liberté que l'Amérique aime imaginer, dit-il. On l'a vu avec le système de santé il y a quelques années. Certains Américains pensent que c'est emprisonnant d'avoir à se soucier de son assurance-maladie. Ils pensent qu'on doit s'occuper de tout le monde. D'autres Américains pensent le contraire...»

La communauté des lecteurs

Il a beau être présentement l'écrivain le plus célébré d'Amérique, Jonathan Franzen se méfie du monde médiatique, et de tout ce qu'on nous présente comme cool, particulièrement en littérature. «En ce qui me concerne, je n'avais aucune chance de devenir cool, confesse-t-il. Mais dans ma vingtaine, je tentais d'écrire un roman cool. Sauf que je me protégeais, je ne m'investissais pas personnellement dans mon projet, je ne prenais aucun risque. En devenant plus confiant et en vieillissant, je me suis dit que je ne serais plus jamais jeune et que je ne deviendrais jamais cool, alors j'ai pu me mettre en danger dans mes histoires. Comme écrivain, je tente d'offrir un paradis à l'abri de cette prescription du cool qui prévaut dans le monde commercial. Je ne blâme pas les consommateurs, mais le système qui crée les consommateurs.»

Une position puriste qui prouve son exigence, mais qui lui a aussi attiré quelques ennuis. En refusant la bannière du Club de lecture d'Oprah Winfrey sur la couverture des Corrections, il aura été taxé de snobisme et d'élitisme - il raconte d'ailleurs cette expérience dans son essai Pourquoi s'en faire? C'est qu'il prend très au sérieux sa responsabilité d'écrivain, tout en vouant un grand respect à ses lecteurs qui acceptent de se lancer dans ses pavés foisonnants en dépit des sirènes de la culture de masse. «Je suis un lecteur, dit-il en appuyant sur les mots. Je trouve très difficile d'aimer quelqu'un qui n'est pas un lecteur. Ce sont mes semblables. Quand j'étais un jeune homme, je pensais que je devais changer le monde, et dans ma trentaine, j'ai réalisé que je devais avant tout être responsable envers ma communauté, et ma communauté, ce sont les gens qui prennent soin d'un certain type de fiction. C'est extrêmement sérieux pour moi, et c'est ce qui me permet de rester dans le jeu que de continuer à offrir d'intenses expériences romanesques dans la veine de ce qui s'est fait au XXe siècle et qui continue de se faire aujourd'hui.

Freedom, de Jonathan Franzen, Éditions du Boréal, 718 pages.