Le ciel était bas, il pleuvait des clous, et Marc-André Hamelin m'attendait depuis une heure dans le hall d'hôtel du Méridien. Le pianiste québécois, né à Verdun mais qui vit aux États-Unis depuis plus de 30 ans, aurait pu s'impatienter, piquer une crise ou carrément quitter les lieux sans attendre la retardataire. Il n'en fit rien. Assis dans le hall de l'hôtel en ce mardi de funérailles nationales, dont il ignorait la raison et la tenue, il étudiait le cahier un peu jauni des partitions de Samouïl Feinberg avec l'air d'être l'homme le plus heureux en ville.

J'ai su plus tard, après m'être confondue en excuses, qu'il y avait deux raisons à sa bonne humeur. D'abord, Hamelin venait tout juste d'apprendre qu'il fera partie du prestigieux Gramophone Hall of Fame. Il s'agit d'une liste lancée en 2011 par le magazine Gramophone et consacrée aux grands musiciens qui ont contribué de manière significative à l'industrie du disque classique. C'est une nomination pleinement méritée pour un homme qui adore le travail de studio et qui a enregistré plus de 70 disques en carrière.

La liste des pianistes du Gramophone Hall of Fame est impressionnante : Martha Argerich, Claudio Arrau, Lang Lang, mais aussi Horowitz, Rachmaninov, Pollini et Rubinstein. Autant dire que Marc-André Hamelin fait partie officiellement des plus grands.

L'autre raison de sa bonne humeur est une jolie blonde sur la page d'accueil de son iPhone 6 : Cathy Fuller, sa compagne depuis une douzaine d'années, une animatrice de radio, mais aussi pianiste. Marc-André Hamelin affirme qu'elle est la femme de sa vie, pour ne pas dire la femme idéale. 

« Elle a changé ma vie et ma façon de jouer, dit-il. Grâce à ses conseils, mon jeu au piano est plus engagé, plus humain, plus communicatif. On a longtemps reproché à mon jeu une certaine froideur, mais je ne pense plus que ce soit le cas. Est-ce que l'amour change la musique ? Oui, absolument. »

Serein et ouvert

J'avoue que je ne m'attendais pas à une telle candeur de la part de ce pianiste réputé virtuose, non pas au sens péjoratif que les Français accordent au mot, mais au sens d'une grande maîtrise à la fois technique, émotionnelle et musicale. Je m'attendais à ce qu'il ne veuille parler que de musique, de partitions et de répertoire, d'autant plus qu'il s'est donné comme mission dans la vie d'interpréter des compositeurs méconnus, prisés des mélomanes plus aventureux, mais pas nécessairement du grand public.

Bref, je m'attendais à rencontrer un érudit qui regarderait un peu de haut la béotienne musicale que je suis. Il y a une quinzaine d'années, ç'aurait peut-être été le cas. Mais plus aujourd'hui. À 53 ans, Marc-André Hamelin est un homme serein et ouvert. Sa carrière, tant américaine qu'européenne, se porte à merveille. Son rapport à la musique aussi.

« Un pianiste, c'est un peu comme un acteur de théâtre qui doit avoir atteint un certain âge et avoir vécu un certain nombre d'expériences pour interpréter les plus grands personnages de la dramaturgie. »

« Il y a des oeuvres que je n'étais pas prêt à jouer avant. J'avais besoin de me connaître mieux et d'apprivoiser mes propres moyens pour y parvenir. » - Marc-André Hamelin

On devine que les oeuvres qu'il interprétera en solo ce soir à la salle Pollack et qui réuniront, dans un très large éventail, Haydn, John Field, Villalobos, Liszt et Debussy appartiennent au répertoire de sa maturité. Et que contrairement à ce concert du printemps 2001, il ne demandera pas aux critiques de La Presse et du Devoir de sortir de la salle.

J'avais complètement oublié cet incident qui, à l'époque, avait ébranlé le milieu de la musique classique montréalaise. C'est Hamelin qui m'a rappelé que, profitant de la carte blanche que lui offrait Radio-Canada, il avait demandé à Claude Gingras et à François Tousignant de quitter la salle Pierre-Mercure où il allait se produire. Manque de chance : les deux critiques n'y étaient pas. « Ça m'avait pris tout mon courage pour dire ça. Je tremblais, j'étais d'une nervosité extrême, mais j'en avais marre de me faire assommer par la critique. Alors, j'ai fait ce geste que beaucoup de mes camarades ont approuvé. »

Le rêve de son père

À l'époque, Marc-André Hamelin ne vivait déjà plus au Québec, mais à Philadelphie. Il a, depuis, déménagé en banlieue de Boston. Il se sent encore profondément québécois mais admet qu'à force de ne pas parler français, il cherche de plus en plus ses mots lorsqu'il revient chez nous. Sa mère est toujours en vie à Montréal, mais pas son père, Gilles Hamelin, un pianiste amateur qui fut son premier professeur et qui gagna sa vie dans l'industrie pharmaceutique.

« Mon père est mort jeune, mais il a quand même assisté à mes premiers succès. Il avait l'oreille absolue et un certain talent mais, très tôt, il a choisi de ne pas se mesurer aux exigences d'une carrière musicale. À cet égard, c'est clair que j'ai réalisé son rêve. »

Le succès et la reconnaissance n'ont pas changé l'approche ni l'attitude du musicien sur une scène.

« Je ne monte pas sur une scène pour me montrer et me donner en spectacle, plaide-t-il. Certains diront que je suis plutôt ennuyant à regarder. Je suis assez d'accord. L'important pour moi, sur scène, c'est de partager le miracle de la créativité et de la composition. C'est un privilège immense que de pouvoir partager ces chefs-d'oeuvre de la musique avec le public. »

On ne verra donc pas Marc-André Hamelin arriver sur scène en habit à paillettes. On ne le verra pas non plus faire des mondanités sur le tapis rouge. Mais contrairement à ce que j'avais imaginé, il ne passe pas ses journées enchaîné à son piano à répéter. Il répète modérément, préfère de loin passer du temps à lire une partition et à en découvrir toutes les subtilités et les nuances. Ses mains ne sont pas assurées et il ne se gêne pas pour déboucher des bouteilles de vin.

Voilà pour les anecdotes. Pour le reste, il est en concert ce soir à la salle Pollack et il sera de retour à la Maison symphonique le 16 octobre. Et quand j'assisterai à l'un de ses futurs concerts, j'espère qu'il ne me privera pas du bonheur de l'entendre en me demandant de quitter la salle...

À la salle Pollack de l'Université McGill ce soir, 20 h, dans le cadre du Festival de musique de chambre.

En cinq distinctions

1. Carnegie Hall

Remporte en 1985 le premier prix du Carnegie Hall Competition for American Music, à l'âge de 24 ans.

2. Juno et Opus

A remporté quatre prix Juno, deux prix Opus et a été sélectionné de nombreuses fois aux Grammy Awards.

3. Académie Franz-Liszt

Remporte en 2003 le Grand Prix International de l'Académie Franz-Liszt.

4. Ordre du Canada et du Québec

Officier de l'Ordre du Canada et chevalier de l'Ordre national du Québec.

5. Gramophone Hall of Fame

Vient d'être admis au Gramophone Hall of Fame, aux côtés des pianistes Martha Argerich, Lang Lang, Claudio Arrau, Rachmaninov, Rubinstein et Horowitz.