Minijupe à plis, blouse blanche de corsaire ajustée, talons hauts vernis, Djemila Benhabib marche vers moi, l'air crispé. Une nouvelle tuile lui est tombée dessus le matin-même: son «ami» le maire Tremblay du Saguenay est revenu dans l'actualité à cause des propos de Gérard Bouchard à Tout le monde en parle la veille. Commentant pour la première fois la désormais célèbre affaire Benhabib, l'historien et sociologue a accusé le maire de Saguenay d'intégrisme religieux, lequel maire n'a pas manqué de répliquer le lendemain.

Prise à partie malgré elle, Djemila a multiplié les entrevues dans les médias toute la journée. Et ça l'emmerde royalement. «Moi, je veux parler de mon livre, pas encore de cette histoire-là!», maugrée-t-elle en prenant place au café.

Je la rassure en lui affirmant que nous allons parler de son livre, Des femmes au printemps en long et en large. En même temps, je ne peux m'empêcher de noter que quoi que Djemila fasse, la controverse lui colle aux talons hauts comme une gomme tenace. La publication de son premier livre Ma vie à contre-coran, a mis le feu aux poudres et les intégristes musulmans, aux abois. Avec Les soldats d'Allah à l'assaut de l'Occident, qualifié par mon camarade Marc Cassivi de «brûlot catastrophique sur l'Islam», le cercle de ses détracteurs s'est élargi à Marc Cassivi et Patrick Lagacé, mais aussi à la Fédération des femmes du Québec et à Françoise David. Puis, il y a eu l'affaire des crucifix à l'Assemblée nationale et la sortie du maire de Saguenay refusant de se faire dicter la loi par une fille même pas née ici avec un nom à coucher dehors.

À travers tous ces soubresauts, une question se pose: est-ce que Djemila court après la controverse ou est-ce la controverse qui lui court après elle? Elle me regarde de ses grands yeux noirs, hésite, cherche ses mots.

«J'ai toujours voulu aller au bout de ma démarche et ne pas mentir, commence-t-elle. Je ne cours après rien. Je prends position, chose que font rarement les élites québécoises qui sont engagées dans une logique consensuelle. Or, à mon avis, par moments, il faut trancher. Pour que les démocraties avancent, il faut des ruptures significatives.»

Les ruptures significatives, Djemila en connaît un rayon sur le sujet. C'est précisément une rupture significative qui l'a amenée au Québec en 1997, seule avec ses valises et ses 25 ans. Sans prévenir ses parents, elle avait décidé de faire table rase du passé et de recommencer à neuf, loin de la France où elle vivait à l'étroit depuis cinq ans. Ce n'était pas la première rupture ni le premier exil.

En réalité, Djemila est née en exil. C'était en 1972 en Ukraine où s'étaient réfugiés ses parents, déjà très engagés politiquement. Son père algérien étudiait la physique, sa mère chypriote, les mathématiques. À l'âge de 2 ans, Djemila quitte l'Ukraine pour Chypre puis, un an plus tard, à la veille du coup d'État des colonels, elle part à Oran, vivre chez ses grands-parents paternels avec son frère et ses parents.

En 1994, ses parents, engagés, militants et aussi doués qu'elle pour la controverse, font l'objet d'une condamnation à mort décrétée par les intégristes algériens. Cette fatwa marquée au fer rouge sera paradoxalement une bénédiction pour Djemila. Pas tout de suite, évidemment. La famille est obligée de quitter l'Algérie en catastrophe et de s'établir en banlieue de Paris. Mais en 1997, trois mois seulement après son arrivée au Canada, cette fatwa lui permettra d'obtenir un statut de réfugiée politique et de tout recommencer. «Au début, dit-elle, je voulais tout savoir sur le Québec. Je posais mille et une questions à mes amis. J'étais comme un Dracula qui veut tout absorber. Je me baladais à Montréal, à la fois assommée par le fait que personne dans la rue ne me connaissait alors qu'à Oran, c'était le contraire, mais en même temps, cet anonymat était très exaltant.»

Depuis, Djemila est retournée à plusieurs reprises en Algérie. Elle a d'ailleurs toujours un passeport algérien. Mais au printemps dernier, ce n'est pas tant l'Algérie qui l'attirait que l'Égypte et la Tunisie, berceaux du Printemps arabe. En partant, elle ne se faisait pas trop d'illusions: «Je connaissais l'état des forces en place, je savais qu'électoralement, ça allait se jouer entre les intégristes et les mouvements de résistance. Je savais que la liberté des femmes était menacée. Peut-être que ceux qui liront ce livre vont trouver que je pète leur balloune du Printemps arabe. Pour ma part, je n'ai jamais eu de balloune à ce sujet.»

Entre Le Caire et Tunis, Djemila a donc promené son regard et tendu l'oreille, cherchant à recueillir la parole des femmes: celle de ses amies comme celles des femmes chez le coiffeur, au hammam, à l'épicerie, au café ou dans la rue. «Par ce livre, je cherche à sensibiliser les lecteurs au destin complexe du monde arabe pour mieux faire connaître et comprendre ce qui s'y passe, et aussi pour accompagner ceux qui se battent pour défendre les mêmes valeurs que nous.»

Mais encore. Qu'est-ce que ce livre apporte de plus aux dizaines d'articles de journaux et de reportages sur le sujet? «À ma grande déception, la plupart de ces reportages n'ont pas fait de place ou très peu, à la situation des femmes. Or à mon avis, le statut des femmes EST la question centrale, celle qui remet en cause le dogme islamique. Au Caire et à Tunis depuis le Printemps arabe, les femmes sont plus voilées que jamais. Elles ne peuvent exister dans l'espace public qu'en renonçant à leur identité de femmes. Il y a aussi toute la question de la sexualité réprimée, refoulée et qui contraint les femmes à se cacher pour ne pas attiser le désir des hommes. Tant qu'il n'y aura pas de révolution sexuelle dans le monde arabe, les femmes ne seront pas libres.»

Djemila parle avec intensité et émotion. Mais lorsqu'elle écrit, elle semble coincée dans une sorte de burqa stylistique qui dessert son propos. Ses analyses sont souvent sèches, académiques et dénuées de fantaisie et de liberté. C'est dommage parce que ce qu'elle a à dire dans Des femmes au printemps est important.

Défaite seulement par 1000 voix dans Trois-Rivières, Djemila n'a pas abandonné la partie pour autant. Elle a quitté son poste au gouvernement fédéral et en décembre prochain, elle déménagera pour de bon à Trois-Rivières avec son compagnon, l'ex-journaliste de La Presse, Gilles Toupin. Une fois de plus, la rupture appelle Djemila.

Djemila Benhabib en 4 dates

1972: Naissance en Ukraine d'un père algérien qui étudie la physique et d'une mère chypriote et mathématicienne.

1994: Djemila vit à Oran en Algérie avec ses parents et son frère cadet lorsque le Front islamique pour le djihad armé lance une Fatwa (condamnation à mort) contre la famille. Ils quittent Oran pour St-Denis en banlieue de Paris.

1997: Voulant se détacher de sa famille et aspirant à l'autonomie, Djemila quitte la France en prétextant qu'elle va passer le Nouvel An à Montréal. Elle appelle ses parents deux semaines plus tard pour leur avouer son projet. Trois mois plus tard, elle obtient son statut de réfugiée politique.

2012: Battue par seulement 1000 voix dans Trois Rivières, Djemila décide de s'installer pour de bon à Trois-Rivières, quitte son poste au fédéral, publie Des femmes au printemps et commence à écrire un essai sur la transmission des valeurs entre les mères et les filles.