On ne peut imaginer un couple plus mal assorti: Antonin Artaud, l'écrivain maudit, et Carole Bouquet, l'actrice au charme éternel. C'est pourtant ce que l'on verra dans le cadre du festival Montréal en lumière où la comédienne française, coprésidente d'honneur de l'événement, présentera sa lecture des lettres d'amour hallucinées d'Artaud à Génica, avant de transporter ce spectacle à Washington et New York.

A priori, il pourrait sembler contre nature d'associer Antonin Artaud (1896-1946), l'un des écrivains les plus singuliers de la littérature française, théoricien du Théâtre de la cruauté, à Carole Bouquet. Mais c'est elle qui l'a choisi pour sa première expérience de lecture sur scène. «J'aime particulièrement son écriture, ça devient presque dangereux, confesse-t-elle alors que nous la rencontrons à l'hôtel Reine Elizabeth où elle vient tout juste de débarquer, gracieuse et féline comme on s'y attendait, malgré le décalage horaire.

«J'ai tant de tendresse pour cet homme. Ce qu'on me proposait pour des lectures ne m'intéressait pas, je trouvais ça trop mièvre.»

Rien de mièvre dans les lettres d'Antonin Artaud à la comédienne Génica Athanasiou, avec qui il a partagé sept ans de sa vie, dans les années 20. Comme dans tout le reste de son oeuvre, Artaud s'y montre d'une intensité à la limite du supportable. Plaintes, menaces, invectives, déclarations incendiaires, c'est une passion amoureuse qu'aucun psy du couple n'approuverait. «Vous n'avez jamais entendu cela en amour? lance Carole Bouquet avec son sourire énigmatique. Je ne vois rien là qui soit délirant. Je vois un homme amoureux qui confond son amour avec la demande qu'il a par rapport à la vie. Qui ne fait pas la part des choses. Il ne la fera jamais d'ailleurs. Quand on est amoureux et passionné, on est impatient, on est en colère, on menace. On connaît tous cela. La différence, c'est que lui vivra cela tout au long de sa vie. Il est enragé et indigné en permanence, c'est invivable pour lui et pour les gens qui lui sont proches.»

Voudrait-elle être aimée de cette manière? «Être aimée comme ça...» commence-t-elle avant de réfléchir en silence. «Si on est aimé comme ça, on ne peut pas vivre cet amour, parce que ça ne peut être d'aucune manière un amour partagé. Il veut tout, et on ne peut pas tout avoir, ça n'existe pas.»

De Buñuel à Artaud

Peut-être l'a-t-elle déjà été, aimée jusqu'à la folie. Carole Bouquet est considérée, encore aujourd'hui, comme l'une des plus belles femmes de France. Elle a longtemps été le visage de Chanel et a déjà incarné une James Bond girl (dans Rien que pour vos yeux, en 1981).

Mais, refusant d'être confinée aux rôles faciles que sa plastique attirait, elle a orienté sa carrière vers des films d'auteur.

Sa beauté parfaite est au centre du film Trop belle pour toi de Bertrand Blier, dans lequel son mari (Gérard Depardieu, son ex-conjoint dans la vraie vie) la trompe avec une femme ordinaire (Josiane Balasko), ce qui lui vaudra un César en 1989. Mais lorsqu'on se souvient qu'elle a fait ses débuts au cinéma dans Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel, on ne peut s'empêcher de faire le lien avec Artaud. Buñuel et Artaud sont deux figures légendaires du surréalisme - tous deux «excommuniés» par André Breton, d'ailleurs.

Antonin Artaud fait peur, même aux plus érudits, croit Carole Bouquet. «Il est très masqué par l'image qu'on a de lui, la folie, la drogue, l'internement, les photos à la fin de sa vie où on le voit dévoré par la douleur, dit-elle. La voix d'Artaud fait peur. Parce qu'il aimait provoquer l'effroi. C'est un provocateur. Mais sa souffrance, sa douleur, sa maladie, ce n'est pas ça qui m'intéresse, c'est son écriture, sa poésie, son génie créateur, sa façon de faire avancer sa pensée. Quand je l'ai lu à 18 ans au Conservatoire, je n'y comprenais rien et ça m'énervait. C'est en lisant le recueil de ses lettres, que j'ai reçu il y a 30 ans, et que je traîne partout avec moi, que j'ai eu envie de le relire. Et j'ai découvert qu'il n'y a rien, en fait, qui me fait peur dans ses textes. Ni la souffrance ni la folie des autres ne me font peur.»

Non, Carole Bouquet n'a pas peur d'Antonin Artaud. Et elle n'est pas trop belle pour lui.

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Lettres à Génica, Folies d'amour (extraits d'Antonin Artaud), lu par Carole Bouquet, demain et samedi à 20 h, au Gesu. Billets: 45,50 $, au 514-790-1245 ou www.admission.com.