«Ce serait comme s'inquiéter de la fonte des glaciers. On n'en est plus à cette étape. Le phénomène est déjà en cours.»

Sociologue et prof à l'UQAM, Jacques Beauchemin reste bien calme en apprenant les résultats de notre sondage, qui confirment que les jeunes cégépiens préfèrent la culture anglophone. Et de loin.

Les chiffres: 64% des répondants préfèrent la musique en anglais, contre seulement 6% en français. Ils sont 57% à préférer le cinéma américain, contre 8% pour le cinéma québécois. Parmi leurs 15 émissions télé fétiches, seules trois sont québécoises: le hockey (6e rang), Tout le monde en parle (8e) et Trauma (14e).

La vague anglaise est forte et avale même les boulimiques de culture. «Pour moi, la musique québécoise, c'est un rendez-vous manqué», lance sans détour Jean-Simon Dondaz, étudiant au cégep du Vieux-Montréal inscrit en l'histoire de l'art à l'université.

Ce maniaque de musique écoute autant Animal Collective que les Beatles. Mais pratiquement rien en français. «Les seuls, je pense, c'est Malajube, dit-il. J'aime d'autres groupes québécois comme Arcade Fire et Plants and Animals, mais ils chantent tous en anglais.»

Dommage? «Non, pas vraiment, répond-il. Je ne vais pas me forcer à écouter quelque chose que je n'aime pas.»

Place à l'indifférence

Notre rapport à la culture est passé d'identitaire à consumériste, soutient Jacques Beauchemin. «Dans les années 70, écouter une chanson d'un groupe comme Harmonium, c'était une façon de perpétuer l'identité québécoise. On avait tendance à valoriser et même à survaloriser notre culture. Tout cela a disparu. Aujourd'hui, le rapport des jeunes à la langue est rendu dépassionné, dédramatisé. Ce n'est pas qu'ils tournent volontairement le dos au français. C'est seulement que le français les indiffère. Ils consomment ce qu'ils trouvent bon, peu importe la langue.»

Nos chiffres corroborent son analyse. Quand on demande aux cégépiens de choisir leur langue préférée en musique ou en cinéma, la réponse «ça m'est égal» se classe deuxième (29%). Et en musique, la proportion d'indifférents augmente d'année en année, selon l'Enquête sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture du Québec.

«Les jeunes de la nouvelle génération se définissent comme des citoyens du monde, observe Gilles Pronovost, sociologue retraité de l'UQTR et auteur de plusieurs études sur les jeunes. Leurs goûts n'ont plus de frontières.»

Faut-il en conclure que les jeunes aiment moins la culture en français? Oui, répondent la majorité des cégépiens rencontrés. «Il y a plus de variétés en anglais, je trouve», explique Maxime Couillard, 17 ans, du cégep de Terrebonne. «J'aime mieux la musique en anglais parce que je ne comprends pas les paroles. En français, les textes n'ont pas toujours beaucoup d'allure», ajoute son ami Paige Ouellet.

Pour pouvoir juger de la culture en français, il faut la connaître. C'est une des sources du problème, selon Jacques Roy, prof de sociologie au cégep de Sainte-Foy et chercheur à l'observatoire Jeunes et Société. «Avec l'internet, on assiste à une prolifération de l'offre. Les productions québécoises sont noyées là-dedans.»

Développer le goût

Que faire? Miser sur la demande (c'est-à-dire le public), répète Simon Brault, président de Culture Montréal, vice-président du Conseil des arts du Canada et directeur général de l'École nationale du théâtre.

«Depuis 50 ans, on subventionne presque seulement l'offre. Très peu de choses ont été faites pour amener le public aux oeuvres. Je l'explique dans mon essai Le facteur C. Avec l'immigration, c'est devenu plus important que jamais d'intéresser les jeunes à notre culture. Et il faut commencer dès le début, à l'école.»

Il estime que la situation est urgente. Même si le Québec exporte proportionnellement plus sa culture que les autres provinces canadiennes, il reste très dépendant de son marché intérieur. Et ce marché peine de plus en plus à faire vivre ses créateurs, remarque-t-il. «J'en parlais avec mon fils (Philippe, contrebassiste et arrangeur de Pierre Lapointe, notamment). Il me dit qu'aujourd'hui il travaille trois fois plus qu'avant, pour trois fois moins.» Les chiffres de l'Observatoire de la culture et des communications résument bien le problème. Les spectacles en anglais deviennent plus nombreux, surtout dans les petites et moyennes salles. Et les billets coûtent plus cher. Résultat: les spectacles québécois écopent. De 2005 à 2008, les recettes des ventes de billets des artistes anglophones ont bondi de 115%. Pendant ce temps, celles des spectacles francophones ont chuté de 29%.

Et ailleurs? Un phénomène similaire s'observe en France. Plus les Français sont jeunes, plus ils sont susceptibles de préférer la musique anglophone ou le cinéma américain, révèle une enquête publiée l'automne dernier par le ministère de la Culture de nos cousins. « Le jeune Français ne vit pas dans une société dont la culture est menacée; le jeune Québécois, oui, commente Jacques Beauchemin. Chez nous, les effets à long terme de cette tendance sont corrosifs. C'est la singularité québécoise qui s'étiole.»