Il y a deux semaines, j'ai vu sur mon écran d'ordinateur Alain Bashung légitimement honoré aux Victoires de la musique. De toute évidence, l'homme était très malade. Visage émacié, voix affaiblie, économie de gestes, teint de spectre. Virtuellement, on avait devant soi un homme condamné.

Caché sous son feutre, ses verres fumés, sa chemise blanche et son costume couleur charbon, il tirait sa révérence. Je me le suis dit, mais je ne l'ai pas écrit. Déni? Pudeur? Qu'importe. La Grande Faucheuse se mirait dans la loge de Bashung, la fin était proche. Si proche? On ne pouvait y croire.

 

Idem en juin dernier, à l'Olympia de Paris. J'y étais, je lui avais même parlé un bon moment avant d'assister à son spectacle. Est-il besoin d'ajouter que j'avais été bouleversé par tant de générosité? À l'arrière-scène comme dans la salle, on sentait ses collaborateurs comme les fans de la première ligne cultiver l'espoir de sa rémission, et ce, malgré ces statistiques dévastatrices pour tout fumeur atteint d'un cancer du poumon.

Et voilà le choc définitif. La claque malgré cette mort annoncée. Celle du plus grand. Oui, j'ose affirmer qu'Alain Bashung était devenu le plus grand depuis la disparition des Brel, Ferré, Brassens, Leclerc, Gainsbourg, Barbara.

Pourquoi le plus grand? demandez-vous de ce côté-ci de l'Atlantique.

Parce qu'il a d'abord fréquenté la légèreté et l'urgence de la culture pop de son adolescence pour ensuite explorer les profondeurs étranges de la création.

Parce qu'il a extirpé du rock'n'roll, du blues, du folk ou du country des matériaux américains propices à une expression authentiquement européenne, mâtinée de musiques avant-gardistes tous azimuts, de contes symphoniques chargés de cordes soyeuses et de fréquences de synthèse.

Parce qu'il a favorisé la rencontre de l'art véritable et de la culture populaire: il a fait Gaby oh Gaby, Vertige de l'amour, Osez Joséphine, mais aussi Madame rêve, Pyromanes, Le secret des banquises, Résidents de la République, Tel, L'imprudence.

Parce que sa trajectoire fut un formidable crescendo de substance.

Depuis ses débuts trop collés sur le mythe de l'Amérique, Bashung n'a cessé de raffiner et de bouleverser ses propositions. Issu d'un milieu modeste, il s'est construit intellectuellement et artistiquement. Il a su faire de son corpus chansonnier un puissant véhicule à travers lequel il n'a cessé de s'élever et d'élever nos sensibilités.

Entremetteur brillant, directeur artistique hors du commun, non seulement il a recruté les meilleures équipes de musiciens et de réalisateurs, mais il a aussi catalysé le talent de ses paroliers: Boris Bergman, Jean Fauque, plus récemment Gaëtan Roussel, pour ne nommer que les plus importants, se sont surpassés pour Bashung. Qui plus est, on avait la nette impression que ces auteurs finissaient par se fondre dans l'interprète et le musicien.

À 61 ans, Alain Bashung avait encore tant à dire. Il avait dans ses bottes des montagnes de questions, pour reprendre ces mots suaves de La nuit je mens. Il pouvait encore montrer la route.

Le deuil sera bleu pétrole.