Dans une entrevue au journal The Observer reprise un peu partout en juin, l'écrivain Salman Rushdie, impressionné par la vague de séries télévisées américaines de qualité, confiait que pour lui, les séries télévisées avaient sensiblement la même puissance que le roman pour raconter des histoires et communiquer des idées. Bien plus que le cinéma.

Vrai que le cinéma américain commercial semble avoir délaissé un public friand de profondeur et de complexité que la télévision a décidé de séduire, avec des séries comme Six Feet Under, The Sopranos ou Mad Men. Vrai aussi qu'il n'y a pas meilleur format que la série télévisée pour déployer, avec intelligence et sans tourner les coins ronds, une intrigue, et donner de la substance à des personnages, chaque épisode étant un peu comme les chapitres d'un roman creusant bien plus loin que la plupart des scénarios anémiques de Hollywood. On dirait que, comme le roman, il s'agit d'une question d'espace et de temps, qui permettent de tisser quelque chose d'un peu plus semblable à la vie, où les ellipses sont rares.

Mais, ce faisant, le roman trouve ici un concurrent de taille, qui utilise ses canevas tout en se donnant le pouvoir de l'image. Comment le roman peut-il alors se défendre? Vous trouverez plusieurs réponses dans le collectif qui vient de paraître chez Boréal, La pratique du roman, auquel ont participé huit écrivains québécois (Gilles Archambault, Nadine Bismuth, Trevor Ferguson, Dominique Fortier, Louis Hamelin, Suzanne Jacob, Robert Lalonde et Monique LaRue). Drôle à dire, mais ce sont des textes qui font autant rêver et réfléchir que leurs romans. Des réponses de «praticiens» qui s'interrogent sur leur art, et qui se questionnent aussi sur ce grand mystère qu'est le lecteur. Car, au-delà de l'évident plaisir de lire, pourquoi lit-on des romans, plutôt que des essais ou des biographies, plutôt que de se taper des séries télévisées?

Notre époque est allergique aux hiérarchies, vous vous ferez toujours accuser de snobisme si vos exigences sont élevées face au roman. Mais disons qu'on reconnaît les littéraires purs et durs notamment à leur indifférence envers l'histoire. Jamais ils ne vont écrire des lettres d'insultes aux critiques qui dévoilent le punch d'un roman dans un article, parce que ce n'est pas pour cela qu'ils lisent. Ils croient d'ailleurs qu'un roman qui perd de son intérêt parce qu'on en dévoile la fin est un roman insignifiant, et qu'à choisir entre le lire et voir son adaptation au cinéma, cette dernière option est préférable. Ce n'est pas qu'ils sont contre l'idée de se faire raconter une histoire, ils aiment ça comme tout le monde, c'est seulement qu'ils préfèrent avant tout la traversée littéraire, la découverte d'une nouvelle vision du monde, l'espoir d'être un peu transformés par l'expérience, peu importe l'histoire. Parfois même, ils lisent des romans dont on ne peut pas vraiment raconter l'histoire...

En discutant avec François Ricard, qui a dirigé ce collectif avec Isabelle Daunais, nous avons discuté de cette constatation de Salman Rushdie à propos de la puissance des séries télévisées, peut-être l'équivalent des feuilletons d'autrefois. «Les grandes séries répondent à des besoins auxquels répondait le roman auparavant, a-t-il noté. Le besoin de récit, de personnages, qu'une série peut très bien faire. C'est dur pour les romanciers, ils doivent repenser ce qui fait le propre du roman, c'est leur grand défi dans un environnement culturel comme le nôtre.»

Et de citer Milan Kundera, dont il est le grand spécialiste, dans L'art du roman, qui propose peut-être l'une des plus belles définitions du défi à relever: «Je comprends et partage l'obstination avec laquelle Hermann Broch répétait: découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c'est la seule raison d'être d'un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman.»

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