Dans ce petit roman rempli d'une terrible détresse qu'est L'alcool et la nostalgie de Mathias Énard - ça vient de paraître aux éditions Inculte (!) - le narrateur y va d'une intéressante confession sur la liberté et la littérature, n'ayant finalement connu la liberté que dans les livres. «Dans les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu'ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler, Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d'un infini départ, d'amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n'avions plus de révolution, il nous restait l'illusion du voyage, de l'écriture et de la drogue.»

Voilà l'un des périls de la lecture qu'on oublie trop souvent de souligner. En effet, combien de désirs impossibles les livres font-ils naître en nous? On s'en souvient, Emma Bovary lisait trop de romans d'amour, c'est ce qui a causé sa perte... Notre époque n'a rien réglé, où l'on voit des jeunes filles rêver de pâles garçons vampires, brûlant d'une passion éternelle - les garçons normaux aux joues roses n'ont pas fini d'en baver.

On lit des livres qui nous font regretter le passé ou qui dépeignent un avenir grandiose, on dévore des vies passionnantes de bout en bout, des histoires glorieuses ou enivrantes, dans le tragique comme dans la joie, qui font toujours sens. Certains, pas du tout rassasiés par les horreurs du Téléjournal, plongent dans des romans glauques et terrifiants, pour être au plus près du pire. Les pragmatiques lisent des manuels de croissance personnelle pour faire de leur existence, au fond, un grand roman. D'autres, plus raffinés, se tournent vers la philosophie et se construisent des échafaudages incroyablement complexes pour affronter la réalité, croyant naïvement pouvoir ainsi la dominer. Mais tout livre est un rejet du réel. Le geste même de lire est une manière de le bouder. Lire est loin d'être une évasion puisqu'on s'enchaîne à la phrase, et quand bien même la liberté n'est-elle qu'un mot, il n'y a pas mot plus exaltant, à l'origine de bien des dérives.

L'esprit s'enflamme, le coeur palpite, les idées se bousculent et ces multiples états causés par la lecture ne sont pas sans conséquence une fois les livres refermés. Des rêves nouveaux nous habitent alors qu'on aurait pu tranquillement laisser passer les jours sans se poser de questions. Mais voilà, à force de lire des histoires, on commence à douter de la sienne. On pensait se guérir d'un tas de choses en lisant, en premier de l'ennui, et on constate qu'on n'a fait qu'aggraver le mal, finalement. Le présent est insatisfaisant, les possibilités trop nombreuses et le Moi, si limité. Pour se consoler, eh bien, on lit encore d'autres livres, tout en sachant que le remède est aussi le poison - les alcooliques en savent quelque chose.

Lire est dangereux, mais on aime le danger, n'est-ce pas? Le plus grand étant qu'au terme d'une longue vie de lecteur, qu'on aura passée à côté des pompes, une fois la dernière page tournée, on ne puisse dire que ceci: quoi, c'est déjà fini?