Dans le tout récent roman d'Elena Botchorichvili, La tête de mon père, qui vient de paraître chez Boréal, le narrateur écrit dans une lettre: «Où étiez-vous quand la princesse Diana est morte? Je pose parfois cette question à mes amis au Canada. Tous s'en souviennent. Et où étiez-vous quand l'Union soviétique est morte?»

Officiellement, elle est morte en août 1991. Mais, effectivement, peu s'en souviennent. Tout ce que l'on a retenu du côté occidental, c'est la chute du mur de Berlin en 1989. Les détails des funérailles de l'URSS étaient moins spectaculaires pour nous, probablement, alors que pour eux, il s'agissait quand même d'un deuil, peu importe la dureté du régime.

C'est ce que rappelle Botchorichvili, dont le narrateur avoue avoir encore besoin du «réalisme socialiste». Celui du Livre des brèves amours éternelles d'Andréï Makine ne peut se résoudre à rayer d'un trait son univers qui s'écroule: «Je devrais vomir ce passé, persifler les gens qui ont eu le malheur de le vivre, ainsi je pourrais plaire à Kira et ses amis. Comment lui expliquer que dans le passé de ce pays qui s'en va pour toujours, il y a aussi notre enfance...»

Quand on lit coup sur coup les derniers Botchorichvili et Makine, alors même qu'on a lu tout récemment le premier roman de Perrine Leblanc, L'homme blanc, Grand prix du livre de Montréal, écrit par une jeune Québécoise qui n'est jamais allée en Russie et n'a pas vraiment connu la guerre froide, on se rend compte à quel point nous avons nagé dans la fiction pendant cette époque, et on se demande dans laquelle on patauge aujourd'hui. C'est l'avantage d'avoir lu, et de vieillir, sans doute. Que de savoir qu'on nous raconte tout le temps des histoires pendant que l'Histoire marche avec ses grandes bottes.

Avant d'être la patrie de Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, Boulgakov, Nabokov ou Soljenitsyne, la Russie était pour l'enfant que j'étais incarnée par l'acteur Dolph Lundgren, qui cassait la gueule à Sylvester Stallone dans le quatrième film de la série Rocky. Et on prenait évidemment pour Rocky, qui évidemment gagnait. Un jeu dangereux se jouait au-dessus de nos têtes entre les Américains et les Russes, qui allait se terminer par l'apocalypse nucléaire comme dans le téléfilm The Day After. Et Sting chantait gravement «I hope that Russians love their children too». Entre la propagande manichéenne des années 80 et les classiques de la littérature russe, il en a fallu du temps pour connaître un peu qui étaient vraiment ces gens vivant derrière le rideau de fer.

Le mur est tombé, la peur, jamais, qui a pris d'autres sujets, d'autres formes, et pointé de nouveaux ennemis. Nous sommes passés de «l'empire du Mal» de Reagan à «l'axe du Mal» de Bush. De bipolaire à schizophrène, peut-être. Il est assez drôle de découvrir auprès des jeunes de 20 ans aujourd'hui combien cette période est pour eux aussi fascinante que peut l'être pour notre génération la Seconde Guerre mondiale. Elle leur apparaît si simple, aussi. Il y avait les bons, il y avait les méchants...

Combien de romans faut-il pour rétablir une réalité complexe déformée par les propagandes? Après combien de romans tout cela ne devient-il au bout du compte que de la littérature, de la légende? Si les habitants de l'ex-URSS sont parfois nostalgiques du «réalisme socialiste», peut-être sommes-nous nostalgiques d'un ancien «ennemi» que l'on croyait connaître. Mais, tout le monde le sait, on n'est nostalgique que d'une chose, à toutes les époques et sous tous les régimes: sa jeunesse.

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