Comme lectrice, je me réjouis toujours de voir un écrivain que j'aime récompensé. Nous arrivons dans la haute saison des prix littéraires, le Nobel et le Booker Prize viennent d'être attribués, les finalistes aux prix du Gouverneur général ont été annoncés, les lauréats des Goncourt, Médicis, Femina et Renaudot seront dévoilés au début de novembre, les prix remis au Salon du livre aussi, mais depuis que j'ai lu Mes prix littéraires de Thomas Bernhard l'été dernier, je vois les choses différemment. Avec moins d'enthousiasme et plus de pragmatisme.

Bernhard m'a convaincue: tout prix littéraire qui ne serait pas doté d'une bourse en argent est une insulte. Une perte de temps. Une façon de se faire du capital politique et médiatique sur le dos de l'écrivain. Une manière hypocrite de montrer qu'on soutient la culture, comme un gauchiste du dimanche qui refuse de sortir son portefeuille quand il croise un sans-abri. Sans compter que trop de remises de prix sont entourées d'un décorum à périr d'ennui, et plombées de discours lénifiants lus par des ministres, sous-ministres, représentants, etc. etc. etc.

Thomas Bernhard, qui entretenait des rapports pour le moins tendus avec son pays, écrit à propos de son Prix d'État autrichien de la littérature - le petit, pas le grand, alors qu'il estime avoir passé l'âge du petit, ce qui le ronge de honte: «J'accepte l'argent car il faut accepter tout argent provenant de l'État, qui chaque année jette, de façon tout à fait absurde, des millions et même des milliards par la fenêtre. (...) Si je n'accepte pas l'argent pour moi et pour le consacrer à un voyage, on le balancera à un nullard dont les productions calamiteuses ne font qu'empuantir l'atmosphère.»

La bêtise protocolaire, la pédanterie du milieu littéraire, la stupidité des notables, tout y passe dans ce petit livre paru à l'été chez Gallimard, à titre posthume, et qui regroupe neuf textes ainsi que trois discours de remerciements - enfin, c'est une façon de parler, car Bernhard remercie à sa manière très peu protocolaire. L'un de ces discours a provoqué tout un scandale, d'ailleurs. Les honneurs l'horrifient. «Les prix ne sont jamais un honneur, poursuivais-je, l'honneur lui-même est une perversion, dans le monde entier, il n'existe pas d'honneur. Les gens parlent d'honneur et en réalité il s'agit d'une vilenie, quel que soit l'honneur dont il s'agisse...»

En fait, il se méprise encore plus d'accepter les prix. «Je ne suis pas disposé à refuser vingt-cinq mille shillings, je suis cupide, je suis faible, je suis moi-même un salaud.» Cependant, lorsqu'il reçoit le prix Anton-Wildgans de la fédération des industriels - il prend toujours le soin de nommer en entier les fédération, Académie ou intitulés des prix, et de les répéter pour nous écoeurer encore plus - il fait ce constat: «Nul être raisonnable ne refuse vingt-cinq mille shillings tombés du ciel, si quelqu'un vous propose de l'argent, c'est qu'il en a, et il faut le lui prendre, me disais-je. Et du reste la fédération des industriels devrait avoir honte de ne doter que de vingt-cinq mille shillings son prix littéraire, alors qu'ils pourraient sans peine, et sans même qu'ils le sentent passer, le doter de cinq millions, mais de leur point de vue, me suis-je dit, ils estiment finalement la littérature et les littérateurs à leur juste valeur, je les admirai même pour la justesse de leur estimation de la littérature et des littérateurs qui la produisent.»

Oui, en effet, qui détermine le montant d'une bourse pour un prix littéraire? Comment évalue-t-on le travail d'un écrivain en espèces sonnantes, surtout qu'on le récompense souvent une fois établi et respecté? Quand on sait le salaire moyen d'un écrivain, notamment au Québec, il faudrait être particulièrement arrogant pour le déranger dans sa solitude et le faire monter sur une scène afin de lui remettre un prix bidon qui ne lui rapporte rien pour payer le loyer.

Bref, le conseil de Thomas Bernhard est limpide: take the money and run...