Lorsqu'on est six pieds sous terre, habituellement, c'est pour toujours. Les 33 mineurs coincés au fond d'une mine au Chili sont à 633 mètres du sol et y resteront pour environ quatre mois. Une autre sorte d'éternité, qu'on ne leur envie pas. Il n'y a que des humains pour en envoyer d'autres à 6 pieds ou à 633 mètres sous terre, d'ailleurs.

Et les mineurs veulent lire, ai-je appris cette semaine dans le journal. «On leur a proposé des revues, mais ils ont préféré des livres», écrivait ma collègue Judith Lachapelle. On lit des revues pour se détendre, avant de prendre l'avion ou de se faire torturer chez le dentiste, mais on n'a pas envie de lire en surface quand on est au fond du trou, c'est évident. Ils auront la Bible, des livres de contes et d'histoire. Ces hommes, rompus aux longues heures de dur travail, ne vivront jamais contact plus intense avec la lecture.

Pas besoin de conditions aussi extrêmes pour lire, évidemment - quoique je connaisse quelques intégristes de la lecture qui aimeraient bien barricader les jeunes pendant quelques mois dans une bibliothèque. Mais les mineurs ont quelque chose que nous n'avons pas, nous, les gens «libres» sur le plancher des vaches, en plein tourbillon de la rentrée: du temps. On discutait encore cette semaine de cet éternel débat: y a-t-il trop de livres ou pas assez de lecteurs? Et si tout n'était, au fond, qu'une question de temps dans un monde trop rapide? Le livre y devient à la fois une chose inadaptée (on lui fabrique même des prothèses électroniques) et rebelle (il demeure insolemment inébranlable devant l'agitation collective, tel l'arbre dont il est fait).

J'ai constaté qu'à la campagne, sans l'internet, le téléphone et la télé, je multiplie par 10 les pages lues, et sans avoir l'impression d'avoir fourni plus d'efforts. Cela ne tient pas tant au temps libre des vacances qu'au temps libéré de tous ces intrus voués à nous le voler. C'est la qualité de ce temps, ce qu'on en fait, qui est intéressante. Dans l'entrevue à la une du Time en août, l'écrivain Jonathan Franzen écrit, nous dit-on, dans une pièce vide sur un vieux Dell dont il bloque furieusement l'accès à l'internet. Parce que, croit-il, un écrivain ne peut écrire sérieusement en étant «connecté». Il lui aura quand même fallu neuf ans après Les corrections pour pondre ce quatrième roman, Freedom, qui fait frétiller la critique américaine.

Franzen, citant Kierkegaard, estime qu'il y a une différence entre «se concentrer» et être «accaparé». «Nous sommes tellement distraits par les technologies que nous avons créées et par le barrage constant de ce que l'on nomme l'information, que plus que jamais s'immerger dans un livre exigeant est utile socialement. L'immobilité que l'on doit rechercher pour écrire, mais aussi pour lire sérieusement, est ce lieu précis ou vous pouvez prendre des décisions responsables, et vous engager de façon productive dans un monde autrement terrifiant et incontrôlable.»

J'aime bien que Franzen mette côte à côte l'écrivain et le lecteur qui usent semblablement du temps. Faire le vide est de nos jours trop souvent confondu avec cette étrange détente qui consiste à faire le plein de vacuités, plutôt que de s'en délester un peu. La légèreté n'aura peut-être jamais été aussi lourde qu'aujourd'hui - c'est le sujet de quelques romans que j'ai eu le temps de lire, et dont je vous parlerai bientôt, après la levée des embargos. Disons que cet automne, la modernité et le progrès sont dans la ligne de mire des écrivains...