Je ne souffre pas de cette affection qu'on nomme nostalgie, mais s'il y a une seule époque que j'aurais voulu connaître, c'est bien celle des années 20 à Paris. Les années 60 étaient déjà trop contaminées par les slogans, précurseurs du prêt-à-penser d'aujourd'hui. Or, les «années folles» portaient bien leur nom: on a rarement vu un tel concentré de fous et d'artistes réunis en même temps au même endroit, et cela, dans un environnement tellement permissif que notre monde sans fumée (pourtant plus irrespirable), étincelant de propreté (donc angoissé à la moindre tache), et de plus en plus virtuel (tout le monde se connaît, personne ne se voit), ressemble en comparaison à une salle d'attente de dentiste.

Ce n'est pas avec Facebook ou Twitter que les potineurs du monde littéraire nous offriront des mémoires intéressantes, des portraits croqués sur le vif. En cela, comme en journalisme, il faut aller sur le terrain, ce que John Glassco, jeune Montréalais résolu à devenir poète, drop-out de McGill au grand dam de son père, a fait en 1928. Ses Mémoires de Montparnasse, publiés en anglais à la fin des années 60, viennent de paraître en français chez Viviane Hamy, dans une traduction de Daniel Bismuth. Glassco, qui fut conseiller municipal de la ville de Foster par la suite, a d'ailleurs donné son nom à un prix québécois de traduction, ayant lui-même été traducteur de poètes, notamment Saint-Denys Garneau.

Il n'a que 18 ans quand il décide d'écrire ces mémoires - pourquoi attendre? - dont il terminera péniblement le manuscrit de retour au pays, sur son lit d'hôpital, atteint de la tuberculose et à peine remis d'une maladie vénérienne. Mais il n'a pas rapporté que des microbes de ce voyage initiatique; il porte en lui des souvenirs de jeunesse qui l'alimenteront toute sa vie - ainsi que ses mémoires, bien sûr.

À Paris, ses ambitions littéraires étaient rongées par son immense appétit de vivre. «J'étais si parfaitement heureux qu'écrire ne m'intéressait pas», note-t-il. Et il ne croit pas qu'être heureux puisse faire de la bonne littérature... «C'est Balzac, je crois, qui dit qu'il est vital pour un jeune homme de décider très tôt de son ambition, pour la simple raison qu'il sera appelé à la réaliser. Mais je l'ignorais, et, en me disant derechef que j'aurais toujours le loisir de reprendre la voie laborieuse de l'art, je choisis le chemin velouté de la jouissance immédiate. L'essentiel était de prendre du bon temps.»

Mais tout le monde écrit à Paris. Avoir un manuscrit en chantier, même mauvais, même fictif, est le plus sûr moyen de rencontrer des gens intéressants. Glassco le sait, lui qui tape les manuscrits impubliables de ces Américains expatriés venus prendre, comme lui, du bon temps. «Le moindre quidam incapable de faire quoi que ce soit de ses 10 doigts décidait de devenir écrivain, car l'écriture n'exigeait aucun entraînement ou équipement particulier, contrairement à la musique ou à la peinture.»

Hemingway, qui tapait sur les nerfs (et souvent sur la gueule) de tout le monde, l'a écrit: Paris est une fête. John Glassco l'a croisé, ainsi que Gertrude Stein, André Breton, et James Joyce, entre autres grandes figures de ce Paris mythique. L'insolence de sa jeunesse l'empêche de tomber en pâmoison devant ces monuments. Il trouve Hemingway «aussi peu attirant que ses nouvelles» et s'engueule avec Gertrude Stein au sujet de Jane Austen en la traitant de «vieille taupe»... Dans ces mémoires aussi drôles que maladroites, on ne sait jamais ce qui va arriver, parce que Glassco non plus ne le sait pas, vivotant au gré des rencontres, des opportunités, de la dèche. «La bohème, ce désespoir couleur café-crème», écrivait Céline... un Français, lui.

Pour manger, Glassco se prostitue auprès de femmes qui ont «faim d'amour», pose pour des photos pornos, écrit des récits grivois, quand il ne se fera pas entretenir par des gens fortunés, plus particulièrement Robert McAlmon, avec qui il aura quelques rapprochements érotiques, le personnage le plus drôle de ces mémoires, dont la particularité est d'écrire toujours coiffé d'un filet sur la tête.

C'est ce Paris-là qui attirera encore pendant des décennies les jeunes gens avides de plaisirs et de lettres, excités par les écrits de leurs prédécesseurs. Mais rien ne saurait se comparer à ces années-là, ce qui fera dire au jeune Mordecai Richler, un autre Anglo-Montréalais: «Où que j'aille, j'arrive trop tard. L'orgie a fui ailleurs.»

Ils sont amoureux d'un rêve, comme le comprend Glassco à son retour à Montréal. «C'était un rêve d'excellence et de beauté, qui ne se réalise nulle part dans la vraie vie. Montparnasse et ses habitants s'en approchèrent de très près. Mais aucune ville ou société dans le monde, pas même le Paris de cette époque, ne peut concrétiser ce rêve insaisissable qui était le mien.»

N'importe quel écrivain pourrait vous dire de même de son oeuvre, jamais achevée.