Le iPad arrive samedi aux États-Unis et dans à peu près un mois au Canada. On ne sait toujours pas s'il va bouleverser nos habitudes de lectures comme le iPod a transformé notre façon d'écouter la musique, mais depuis le début de ce questionnement se profile une querelle des anciens et des modernes. De façon caricaturale, on oppose les amoureux des livres aux accros du progrès.

C'est qu'il y a une grande affectivité dans notre rapport au livre, qui prend, comme tout lecteur pourvu de bibliothèques garnies le sait, beaucoup de place dans nos vies. D'autant plus que sa forme n'a pratiquement pas changé depuis des siècles. L'idée du livre unique au contenu infini - cela rappelle le Livre de sable de Borges -, alors qu'on discute encore sur l'idée d'un prix unique pour le livre, suggère autant de possibilités qu'il en retranche.

 

On se demande bien sûr ce que deviendront tous ces métiers reliés à la production du livre, du directeur artistique de la maquette en passant par le graphiste jusqu'à l'imprimeur. Un article du New York Times publié cette semaine soulevait aussi la question du lien social contenu dans l'objet. L'influence de ces lecteurs anonymes dans le métro dont on scrute à la dérobée le choix de lecture; la curiosité suscitée par une couverture attrayante tenue entre les mains d'une personne tout aussi attrayante; le plaisir snob à s'afficher avec un classique, la petite gêne plutôt comique d'exposer publiquement son goût pour la romance ou l'érotisme. Bref, la fameuse maxime «Dis-moi ce que tu lis, je te dirais ce que tu es» est bousculée par l'arrivée du Kindle, iPad et autres, puisque le gadget masque entièrement les goûts littéraires de son utilisateur, derrière son beau design.

Le iPad ne servira pas qu'aux livres, il sera aussi une nouvelle plate-forme pour les journaux. Mais on se retrouve devant le même problème. On se fait une idée de la concurrence dans le métro en dénombrant les journaux lus par les voyageurs dans les wagons. On porte aussi des jugements sur les autres selon qu'on soit lecteur du Devoir, de La Presse ou du Journal de Montréal.

On aurait tort de sous-estimer l'importance de cette superficialité dans l'espace social. Et puis, comme le disait Oscar Wilde, seuls les superficiels savent vraiment qui ils sont. Il y a un plaisir à s'afficher, cela fait partie du langage du groupe, et la nature humaine est bien plus exhibitionniste qu'on le croit - la preuve étant l'énorme succès des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, où l'on n'hésite pas à s'exposer heure après heure, souvent pour rien d'autre que le plaisir de s'exposer. C'est d'ailleurs par ce détour qu'on voit se dessiner l'avenir «social» du livre, où les lecteurs n'hésiteront pas à dévoiler leurs lectures en cours, avec les liens appropriés. Si on actualise nos statuts pour raconter nos moindres déboires, pourquoi pas nos lectures aussi?

Avec le iPad, je devrai me tordre le cou deux fois plus pour savoir ce que l'autre lit. Je ne pourrai plus me projeter dans la tête de cette personne plongée dans un livre que j'ai aimé et à qui j'ai envie de sourire. Je ne pourrai plus m'amuser à dresser un portrait-robot plein de préjugés à partir d'un titre douteux. Je ne pourrai plus être séduite dans les cafés par le goût irrésistible d'un lecteur appliqué. Je ne ressentirai plus de nostalgie en voyant les ouvrages pénibles que s'infligent les étudiants. Le monde va continuer à lire, mais quoi? Je ne le saurai pas, et l'incurable curieuse en moi s'en désole, pendant que la geek en moi attend le iPad.