Avant les tests d'ADN, la paternité n'était qu'une hypothèse, comme le veut la formule de Freud. En littérature, on pourrait ajouter qu'il fut un temps où la paternité des oeuvres n'était pas au centre des préoccupations des écrivains, dont beaucoup ne signaient même pas leurs textes - par pudeur, par mépris aristocratique du travail, ou simplement parce qu'ils étaient employés par un mécène.

Nous voilà ces jours-ci dans un cas de maternité littéraire, une polémique comme seule la chic faune germanopratine peut en créer: la suite du crêpage de chignon entre Camille Laurens et Marie Darrieussecq.

Il y a deux ans, Laurens avait attaqué Darrieussecq à la sortie de son roman Tom est mort, l'accusant de «plagiat psychique» de son propre roman, Philippe, tous deux publiés chez P.O.L. Dans le coin droit, Laurens, qui a dans la vraie vie perdu un enfant à sa naissance; dans le coin gauche, Darrieussecq, qui n'a jamais vécu pareil drame. Au coeur de l'affaire, un affrontement entre la fiction (Darrieussecq) et l'autofiction (Laurens). En gros, Marie a-t-elle le droit d'aborder le même thème dans son roman sans être passée par la douleur personnelle vécue par Camille, qui déplore ce «tourisme de la douleur»?

Deux écrivaines se déchirent donc sur le cadavre d'un enfant, fictif pour l'une, réel pour l'autre. Mais de quel enfant s'agit-il au juste? Celui de chair ou de papier? On entend si souvent la métaphore utérine à propos des écrivains qui «portent une histoire», «mettent au monde» des personnages, «accouchent» d'un roman... En racontant sa douleur intime, Laurens a mis de son sang dans Philippe, et s'estime vampirisée par Darrieussecq qui, pas moins maternelle envers son bébé de papier, se défend.

Cette querelle méritait en soi un livre. Et c'est ce qu'elles ont fait. Viennent de paraître au Québec Rapport de police, un essai sur le plagiat de Darrieussecq chez P.O.L., et Romance nerveuse, un roman de Laurens, maintenant publiée chez Gallimard depuis que l'éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a choisi de protéger l'accusée contre l'accusatrice. Un vrai soap, à la sauce parisienne, je vous dis.

De ce deuxième round, comme on décrit la querelle dans la presse française, c'est l'essai de Darrieussecq - «le premier et sans doute le dernier que j'écrirai» - qui sort vainqueur, renvoyant Laurens dans la catégorie des arroseurs arrosés. Parlez d'une réplique: par un détour assez pervers, Darrieussecq se penche avec une distance toute intellectuelle sur ces écrivains qui s'estiment plagiés, y voyant là quelque chose de révélateur, même une maladie qu'elle nomme «plagiomnie»: «Lire, certes, c'est s'identifier; mais ouvrir un livre et s'y lire soi-même, c'est étendre son Moi à toutes choses.» Elle psychanalyse sa rivale, alors que celle-ci poursuit dans la plainte autofictionnelle - la narratrice de Romance nerveuse se lance dans une relation amoureuse avec un paparazzi, tout juste après la difficile rupture avec son éditeur. Qui plus est, Darrieussecq ne s'attarde pas trop sur Laurens, préférant creuser les douleurs de Celan, Freud, Daphné Du Maurier ou Zola, des accusés auxquels elle s'identifie, les «vraies victimes» de ces «modes de surveillance de la fiction».

Dans cette histoire, nous sommes au-delà du banal «copier-coller», du plagiat classique, mais bien dans un débat sur la propriété des sujets, qui n'ont pas encore (heureusement) de copyright. Au fond, tous les romans se pastichent et tous abordent les mêmes thèmes universels - il faut lire le formidable essai de Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation, dans lequel il va jusqu'à prouver que certains écrivains du passé ont copié des écrivains du futur!

Quand bien même Tom est mort est-il très proche parent avec Philippe, voire jumeau, ce seront toujours deux livres différents. Ces deux dames de lettres semblent vouloir qu'on choisisse lequel de leur enfant est le plus beau, plongeant tout le monde dans l'embarras.

Les enfants sont tous beaux, c'est bien connu.