J'ai une photo de moi, à 15 ans, cigarette au bec, bière dans une main et L'étranger d'Albert Camus dans l'autre. Je ne fumais pas, je ne buvais pas, et je commençais à lire «sérieux», mais je savais prendre la pose. L'étranger de Camus, La nausée de Sartre, c'était le diptyque obligé pour tout adolescent un tant soit peu porté sur la chose littéraire. Et même si on ne savait pas qu'ils s'étaient engueulés dans Les temps modernes, c'est entre ces deux romans que ça se décidait; on penchait pour l'un ou pour l'autre. Pour moi, comme pour bien d'autres, ça a été Camus.

Plus facile. Plus accessible. Camus, beau et cool, Sartre laid et aride. Voix chaude, voix de saucisson sec. On préfère lire Le mythe de Sisyphe à L'être et le néant, c'est sûr. En France, on semble avoir répété avec eux une opposition un peu clichée à la Danton et Robespierre.

Ce serait oublier qu'ils font partie tous les deux de cette génération sortie, comme Athéna de la tête de Zeus, tout armée de la Seconde Guerre mondiale, terreau fertile. Une génération fascinante, admirable, parce qu'elle n'a pas eu le choix de prendre position en ces temps extrêmement sombres. Aucun geste, aucun mot n'était innocent pour ces gens-là, ce qui explique certainement leur intense engagement et leur rayonnement dans la deuxième partie du XXe siècle.

À la fin de la guerre, Camus est à Combat. Il doit se prononcer sur les écrivains et intellectuels collabos. Mais au procès de Brasillach, écrivain de 35 ans condamné à mort, on voit déjà l'homme qu'il sera: il signe avec d'autres la demande de grâce, non pour le sauver - il n'excuse en rien sa collaboration - mais parce que la peine de mort lui répugne.

Et c'est pour cela que j'aime Camus, qui a toujours préféré l'homme à l'Idée. Les lendemains qui chantent et les lointains horizons d'un potentiel avènement du paradis terrestre, très peu pour lui. C'est maintenant que l'on vit, c'est maintenant que l'on souffre, alors que faire? J'aime son absence de solution qui n'exclut pas nos responsabilités, j'admire qu'il interroge l'absurdité de la condition humaine sans pour autant sombrer dans le nihilisme.

Camus a évité le piège des utopies, c'est sa victoire post-mortem. Nous savons ce qu'elles ont donné, nous sommes devenus méfiants, c'est la posture générale, le relativisme est désormais notre lot, et c'est l'une des caractéristiques de la pensée de Camus, dont la position dans le doute était beaucoup plus difficile à tenir à son époque éprise de vérités avec de grands V qu'à la nôtre.

Il écrit, en 1947: «La justice absolue est impossible, comme sont impossibles la haine et l'amour éternels. C'est pourquoi il faut en revenir à la raison. Le temps de l'Apocalypse n'est plus. Nous sommes entrés dans celui de la médiocre organisation et des accommodements sans grandeur. Par sagesse ou par goût du bonheur, il faut préférer celui-ci, bien qu'on sache qu'à force de médiocrité, on revienne aux apocalypses.»

Même dans le choix du bonheur, il doutait de ses effets à long terme. Comme il doutait de lui-même. Cela est particulièrement évident dans La chute, mon roman préféré de Camus. Fortement inspiré des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, un de ses maîtres, on devine dans ce roman plus que dans tout autre l'ironie et le doute de l'écrivain, qui semble remettre en cause ses propres motivations à vouloir être un «grand homme». Son personnage principal, Jean-Baptiste Clamence, «juge-pénitent», spécialiste des «nobles causes», y va d'une confession grinçante, bien qu'il sache que les «auteurs de confession écrivent surtout pour ne pas se confesser, pour ne rien dire de ce qu'ils savent».

À ce 50e anniversaire de la mort de Camus vécu comme une consécration - le Panthéon menace de profaner sa dépouille et de l'engouffrer -, citons cette réflexion de Clamence, qui aime trop la vie pour se suicider, et qui ne nous laissera pas tranquille dans l'éloge funèbre:

«Mais voilà, on n'est pas sûr, on n'est jamais sûr. Sinon, il y aurait une issue, on pourrait enfin se faire prendre au sérieux. Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n'avez droit qu'à leur scepticisme. Alors, s'il y avait une seule certitude qu'on puisse jouir du spectacle, cela vaudrait la peine de leur prouver ce qu'ils ne veulent pas croire, et de les étonner. Mais vous vous tuez et qu'importe qu'ils vous croient ou non: vous n'êtes pas là pour recueillir leur étonnement et leur contrition, d'ailleurs fugace, pour assister enfin, selon le rêve de chaque homme, à vos propres funérailles. Pour cesser d'être douteux, il faut cesser d'être, tout bellement.»