Week-end mortuaire. Pas du tout revenus de l'annonce du suicide de Nelly Arcan, on apprenait la mort de Pierre Falardeau. En route pour une émission de radio où je devais parler de l'oeuvre de l'écrivaine - de son suicide, j'en serais incapable, ayant toujours trouvé indécentes et vulgaires les explications post-mortem à cette tragédie intime - j'essayais péniblement de faire des liens entre ces deux disparitions... Était-ce possible? Étonnamment, oui.

Outre le fait qu'ils ont tous deux été chroniqueurs au défunt hebdo ICI, Nelly Arcan et Pierre Falardeau étaient des radicaux dans leurs obsessions. Et, dans les deux cas, leur personnage médiatique a souvent nui à leur propos. Je me demande si cette image n'était pas au fond pratique pour leurs détracteurs, puisqu'elle permettait de détourner le sujet de leur discours - trop douloureux, trop violent, trop tranché - et de s'attaquer à une cible plus facile.

En public, Nelly Arcan prenait autant soin de son look que Pierre Falardeau le négligeait. Pour Arcan, on soulignait chaque fois la contradiction entre son esclavage de l'apparence et sa dénonciation; pour Falardeau, son aspect hirsute fièrement arboré était presque considéré comme une coquetterie d'homme du peuple. Ah! Les sacres et la cigarette de Pierre, les lèvres et les seins de Nelly!

Mais ce qu'ils disaient ne changeait pas d'un poil. Ils frappaient le même clou, sans jamais reculer ou se rétracter, peu importe les critiques, peu importe s'ils avaient tort ou raison. Ils se battaient sans relâche et quotidiennement contre un démon intérieur: l'aliénation. Du corps, du colonisé. Ils rongeaient l'os jusqu'à la moelle, avec parfois tant de rage que ça faisait peur, parce qu'ils semblaient prêts à tout pour aller jusqu'au bout. Jusqu'à la mort...

Ce n'est pas pour rien que leurs oeuvres sont parmi les plus percutantes du paysage artistique québécois - car cette violence-là est plutôt rare dans notre littérature et notre cinéma. Falardeau était assez seul à pratiquer l'art du pamphlet comme un pur et dur. On a beaucoup rappelé son «Salut pourriture!» à Claude Ryan, mais à quoi s'attendre d'autre du gars qui a écrit Le temps des bouffons, mille fois pire que cette «boutade»?

Le temps des bouffons, qu'on aime ou pas, est aussi, c'est évident, une jouissance purement textuelle, que l'on retrouve dans ses recueils La liberté n'est pas une marque de yogourt ou Les boeufs sont lents mais la terre est patiente. Et que dire d'Elvis Gratton, qui est probablement la caricature la plus méchante qu'on ait jamais faite du Québécois? Le vrai cauchemar, à la Frankenstein, est qu'il soit devenu une sorte de héros national... C'est à se demander si le paradoxe est plus du côté du récepteur que de l'émetteur, disons.

D'Arcan, en pleine époque de désaffection féministe, est née une oeuvre entièrement centrée sur le corps de la femme, d'une acuité si effrayante qu'on ne peut lire ses romans sans se sentir foutu d'avance - surtout si on est une lectrice. Au contraire de Falardeau, aucune jouissance dans cette écriture, qui est tout sauf séductrice - elle se faisait un point d'honneur qu'elle ne le soit pas. Les débats entourant le corps féminin - pour ou contre le botox? se contentent de titrer les magazines où sévit Photoshop, papiers glacés aussi paradoxaux que l'était Nelly Arcan à la télé - elle les dynamitait dans ses livres pour ramener le tout à ce qu'elle croyait une injustice fondamentale, cette fameuse «burqa de chair», sa terrible trouvaille...

À vrai dire, ces deux voix-là vont me manquer.