Jeudi, ce sera le septième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001. Le seul fait de souligner chaque année cette date en dit long sur l'importance de cet événement dans la psyché collective. Depuis trois sans, à l'UQAM, l'Équipe de recherche sur l'imaginaire contemporain, la littérature des images et des nouvelle textualités (baptisée Éric Lint), construit patiemment, au fur et à mesure, un répertoire des oeuvres littéraires, cinématographiques et artistiques s'inspirant de ce drame. Entrevue avec son directeur, le professeur et écrivain Bertrand Gervais, et la chercheuse Annie Dulong.

Q: Comment est né le projet Lower Manhattan?

R: Bertrand Gervais - Il fait suite à l'apparition graduelle de romans et de films traitant du 11 septembre. On a très clairement vu qu'un discours s'est rapidement imposé comme quoi le 11 septembre était le point de départ du XXIe siècle, qu'il était comme une borne historique qui venait littéralement ouvrir le siècle. Mais on a vu aussi apparaître une réduction du discours. Entendre les gens parler du 11 septembre comme d'une borne du XXIe siècle, il y avait là une espèce de mythe d'origine. Je me suis posé la question: s'il y a un mythe, comment le décrire? Comment est-il à l'oeuvre dans la littérature?

 

Q: En somme, vous établissez une bibliographie et une filmographie du 11 septembre?

R: Gervais - Oui. Nous travaillons d'abord sur les représentations littéraires, cinématographiques et artistiques du 11 septembre. Dans notre répertoire, nous avons déjà une centaine de romans. En plus, on utilise une base de données qu'on peut alimenter continuellement et avoir des collaborateurs du monde entier qui peuvent simplement, de n'importe où, déposer un compte rendu, en respectant le protocole bien sûr. Ce qui est intéressant, c'est de monter cette base de données au fur et à mesure que ces fictions là surviennent. Ça se passe maintenant! On prend quelque chose de l'imaginaire contemporain et on met sur pied un observatoire. Le 11 septembre devient un objet facile dans ce sens-là. Et d'une certaine façon, la facilité de cet objet est de l'ordre de la pointe d'un iceberg. Enfin, avec la révolution web, on peut dire que c'est un work-in-progress. Les gens sont tout à fait libres de participer et ça arrive régulièrement. On nous dit: vous avez manqué telle chose, vous n'avez pas parlé de mon roman... (rire).

Q: En trois ans, qu'avez-vous découvert qui vous surprend?

R: Annie Dulong - Ce qui m'a le plus intriguée, c'est lorsque j'ai comparé les textes qui ont été écrits par les New-Yorkais et les autres. Les gens de New York écrivent des textes plus centrés sur les sens, les odeurs, les couleurs, alors que les auteurs de l'extérieur ont tous vu les mêmes images, comme nous. Je veux voir si ce barrage entre ceux qui étaient là et ceux qui n'y étaient pas va s'absorber ou persister de façon à ce qu'il y ait deux types de fictions sur le 11 septembre, celles de l'intérieur et celles de l'extérieur.

Gervais - On a rapidement identifié le lieu des attentats comme étant «ground zero». Il y a quand même là quelque chose d'extraordinaire! D'ailleurs c'est cette mention-là qui justifie le titre de notre projet. Parce que le projet Manhattan est le projet de la création de la bombe atomique. Ground Zero renvoie à cela, dans une identification abusive. Cela veut dire que rapidement, et ça s'est fait très spontanément, on a identifié le lieu des attaques au ground zero d'une bombe atomique. On sait bien que l'imaginaire qui découle de la bombe atomique est un imaginaire post-apocalyptique. Dans notre cas, c'est un modèle réduit de cet imaginaire post-apocalyptique. Mais ce n'est même pas de la science-fiction, c'est du roman réaliste!

Q: Cette rapidité, cette date fixe, cela fait un sujet en or pour vous qui sondez l'imaginaire contemporain?

R: Gervais - Absolument, avec ses dangers aussi. Les enjeux sont tellement fascinants et importants, je pense, que ça en vaut la peine. On ne va pas attendre 30 ans pour voir de quoi notre époque était faite, cela ne se fera pas rétroactivement. On a choisi un sujet précis, mais il peut s'insérer dans un projet beaucoup plus large aussi. On essaie de baliser un territoire.

Q: Nous sommes aujourd'hui très sensibles à l'idée historique, on passe notre temps à dénicher des moments historiques. Cette tendance n'était peut-être pas aussi présente il y a un siècle. Est-ce que cela explique pourquoi beaucoup d'artistes utilisent cet événement dans leurs oeuvres? Comme pour être de leur temps?

R: Des penseurs disent que nous sommes en fait dans un nouveau régime historique, marqué par ce que l'on a nommé le «présentisme». Une fascination pour le moment présent. Son établissement dans une chaîne. Dans ce contexte, on a besoin de placer le 11 septembre comme une balise, c'est une façon d'établir notre présent et de lui donner une signification. Oui, en effet, le type de rapport que nous avons à l'histoire et à notre place dans l'histoire fait en sorte qu'on va facilement intégrer cet élément-là, qui a des résonances immédiates pour les lecteurs. Si j'écris «c'était trois jours après le 11 septembre...», c'est une référence partagée par tout l'Occident, pas besoin de l'expliquer. L'événement arrive avec sa date. Il n'y a pas d'autre événement qu'on connaît sous le nom de sa date!

Q: Personnellement, quelles sont vos fictions préférées?

R: Dulong - J'ai un faible pour Un désordre américain de Ken Kalfus. C'est d'un cynisme et d'un réalisme intéressant. Pour le deuxième, j'hésite entre The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz et Compter jusqu'à cent de Mélanie Gélinas.

Gervais - Moi, j'aime beaucoup le Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près, parce que ça met en scène un enfant dont le père est mort dans le WTC. C'est très beau. Mais je n'ai pas aimé le dernier DeLillo...

Pour consulter ou participer au projet Lower Manhattan: https://lmp.ericlint.uqam.ca/