Nous vivons dans un monde d'images. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous sommes bombardés d'images, ou alors nous les produisons nous-mêmes en quantités industrielles par l'entremise d'Instagram, de Facebook et de mille autres applications.

Les images nous sautent au visage, nous collent au cerveau, à l'esprit et à la tête, alouette!

Ce préambule explique pourquoi l'artiste montréalaise Janet Werner a choisi Sticky Pictures (Ces images qui collent) comme titre pour sa nouvelle expo à la Parisian Laundry. Et dans son cas, il ne s'agit pas juste d'un titre, mais d'une réelle démarche artistique déclenchée il y a un peu plus d'un an en prenant conscience de sa propre dépendance aux images; plus précisément les images des magazines qui, depuis 20 ans, lui servent de matériau et d'inspiration pour ses portraits fictifs et tordus de femmes aux têtes d'animaux et aux corps difformes.

Janet Werner, pour ceux qui ne le savent pas encore, est une peintre de Winnipeg établie à Montréal. Autant dire une peintre en vue dont les toiles se vendent plusieurs milliers de dollars. Depuis plusieurs années, elle enseigne au département d'arts visuels à Concordia, tout en continuant sa pratique et en multipliant les expos. Celle qui a débuté la semaine dernière est sa cinquième à la Parisian Laundry et s'ajoute à des expos solos à Vancouver, à Cologne, au Cap, et j'en passe.

Petite, menue, une tignasse de cheveux gris encadrée de grosses lunettes, Janet Werner m'attendait devant le premier tableau de l'expo, une oeuvre en rupture radicale avec son travail passé, puisque la figure féminine emblématique de toutes ses toiles avait disparu, remplacée par une simple table flottant sur fond bleu.

Elle était souriante et enjouée, mais son sourire a fondu lorsque je lui ai annoncé la venue du photographe de La Presse.

Créer le «malaise»

Suprême ironie, cette femme qui s'abreuve à longueur de journée de photos de magazines déteste se faire prendre en photo. C'est tout juste si, en entendant la nouvelle, elle n'a pas couru se cacher au fond d'un placard. En même temps, sa hantise des photos n'est pas si étonnante, dans la mesure où tous ses nouveaux tableaux semblent habités par un refus systématique et obstiné des photos et de leurs images trop nettes, trop précises et totalement dénuées de mystère.

Au premier coup d'oeil, les tableaux de Werner semblent simples et assez compréhensibles, mais lorsqu'on s'en approche ou qu'on les regarde trop longtemps, leur complexité nous saute au visage et nous avale, nous laissant perplexes et désorientés. 

«J'aime ça, dit-elle en entendant mon commentaire. J'aime créer ce malaise et déranger avec mes tableaux. J'aime aussi jouer avec les expectatives comme dans mon tableau Someone, something, no one. Tout ce qu'on y voit, c'est les deux pans d'un rideau ouvert. Il pourrait y avoir une scène en dessous, mais on ne la voit pas. En fait, on ne voit rien entre les deux pans de rideau, comme si quelque chose avait disparu sans qu'on sache exactement quoi.»

«Dans le fond, c'est comme si je retenais l'image et que je créais un espace où, pour une fois, il n'y a pas d'image.»

Janet Werner me rappelle qu'elle vient des Prairies, là où l'espace est infini. D'une certaine manière, c'est cet espace perdu qu'elle tente de retrouver dans ses tableaux. Mais il n'y a pas que l'espace, il y a ce curieux chevauchement entre le figuratif et l'abstraction qui se déploie plus clairement que jamais dans ses nouvelles oeuvres.

«Dans mes portraits des femmes qui étaient essentiellement figuratifs, je glissais quelques éléments abstraits. Et l'abstraction en tant que telle, j'en faisais dans mon atelier, mais jusqu'à maintenant, je n'avais pas osé montrer ni exposer mes travaux abstraits. Or, dans cette expo, j'essaie de tendre un pont entre le figuratif et l'abstrait. C'est assez évident avec le tableau Hover (the distance between here and there) qui a servi d'affiche à l'expo et où les deux mondes se rencontrent au-dessus d'une table où traînent des photos dans une sorte de mise en abyme de la photo et de la peinture.»

Une nouvelle voie

Les portraits de femmes n'ont pas pour autant complètement disparu de cette nouvelle expo. Le tableau Harper Valley, inspiré d'un tube country des années 60, chanté par Jeannie C. Riley, nous montre une femme qui ressemble à la chanteuse, mais sortie de son cadre et épinglée comme une photo au milieu du cadre. Un peu comme si Janet Werner nous entraînait dans son atelier et nous montrait le processus et la démarche qui a mené à son tableau. Fait notable, c'est un portrait de femme qui a l'air normale, ce qui est rarement le cas avec les autres figures féminines de l'expo, certaines affublées d'airs de bêtes traquées, d'autres avec des sourires démoniaques ou d'autres encore avec un regard carnassier, comme celle dans le tableau qui porte le titre de l'expo, Sticky Pictures - et qui est le portrait d'une femme à l'épaisse crinière sombre, entourée de semblants de photos froissées et épinglées sur le canevas. La femme peinte fixe celle qui la peint d'un oeil menaçant.

En face de cette femme, de l'autre côté de la salle d'expo, est accroché un des tableaux préférés de Janet Werner. Le tableau est une sorte d'ovni, puisqu'il s'agit d'un carré noir surmonté de «post-it» et flottant au milieu d'un espace gris. C'est la toile la plus abstraite de l'expo. Elle emprunte à ce qu'on appelle le hard edge, une sorte d'abstraction géométrique, sauf que ses contours sont mous et flous, contrairement aux contours tranchants du hard edge.

Janet Werner est particulièrement fière de cette pièce parce qu'elle lui ouvre un tout nouveau champ d'exploration. «J'ai l'impression qu'avec cette toile, je viens de trouver ma voie pour les 20 prochaines années», dit-elle avec un grand sourire... qui se fane en apercevant le photographe de La Presse. Pour une rare fois, Janet Werner résiste à l'envie folle d'aller se cacher et reste, stoïque et immobile, dans la ligne de mire de l'objectif.

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L'exposition Sticky Pictures est présentée à la galerie Parisian Laundry jusqu'au 7 octobre.