David Altmejd aura 41 ans en août. Pourtant, son corpus est celui d'un sculpteur qui aurait 20 ans de plus, par son volume, son abondance, sa complexité technique et ses dimensions hallucinantes. Alors que le Musée d'art contemporain de Montréal s'apprête à lui consacrer une rétrospective, Nathalie Petrowski l'a rencontré.

Dans les classes du collège Marie de France comme dans les couloirs de Brébeuf, David Altmejd passait souvent inaperçu. Pas très grand, maigrichon, pas fort en gueule, toujours un peu dans sa bulle, le ténébreux aux yeux bleus faisait partie de ces élèves invisibles dont on ne se souvient jamais du nom ni du visage.

Dix ou quinze ans plus tard, ce sont souvent ces invisibles dont le nom est sur toutes les lèvres. Ainsi en est-il pour ce sculpteur de 40 ans, qui est l'artiste montréalais le plus connu et le plus convoité de sa génération, à l'échelle internationale.

Depuis ses passages à la biennale d'Istanbul en 2003, puis à celle du Whitney à New York en 2004 et enfin à la Biennale de Venise en 2007, où il représentait le Canada, sa notoriété n'a cessé de grandir et ses oeuvres monumentales, de voyager de par le monde et d'être acquises par des musées prestigieux.

L'élève invisible a eu sa revanche et l'aura à nouveau dès le 19 juin. En effet, le Musée d'art contemporain de Montréal présentera tout l'été une rétrospective d'Altmejd qui a été présentée en partie au Musée d'art moderne de la Ville de Paris et au Mudam, au Luxembourg.

En partie, parce que le sculpteur a réarrangé la configuration de l'expo, éliminant certaines pièces et en ajoutant au moins une nouvelle, créée expressément pour Montréal.

C'est ce qu'il m'explique entre des douzaines de caissons en jachère au milieu des salles du MAC bourdonnantes d'ouvriers. Je remarque immédiatement ses yeux d'un bleu intense teinté d'une pointe de mélancolie qui se réfracte dans la minuscule émeraude qu'il porte à l'oreille gauche. Je remarque surtout qu'il ne correspond pas une seconde à l'idée que je me faisais de lui.

Issu de l'union de Victor Altmejd, juif polonais francophile arrivé à Montréal dans les années 60 (il est maintenant le conjoint de la sénatrice Diane Bellemare) et de Danielle Laberge, sociologue qui a été rectrice intérimaire à l'UQAM, Altmejd a grandi à Snowdon. Bercé par Bobino, Bagatelle et Passe-Partout, éduqué à Marie de France et à Brébeuf, il parlait à peine anglais lorsqu'il est parti faire une maîtrise en arts visuels à l'Université Columbia, à New York, auprès de Matthew Barney, star de l'art contemporain et un de ses mentors.

Dans sa manière d'être, à la fois loquace et généreux mais aussi humble, drôle et gentil, David Altmejd est tout ce qu'il y a de plus québécois. Mais dans ses oeuvres monumentales et baroques, habitées par la mort et par la biologie, faites d'ossements, de membres tronqués, de carcasses, de touffes de cheveux, d'éclats de verre, de miroirs fracassés et de cerises écrasées, il n'est plus un gentil Québécois. Il est un loup-garou, figure mythique qui hante d'ailleurs son oeuvre et qui a tout à voir avec son imagination débridée et rien à voir avec sa personnalité de gars sage.

Exister à travers ses géants

N'empêche. Après avoir traversé le chantier des salles d'exposition, nous avons pris place dans un coin isolé du musée. Je lui ai demandé tout bêtement d'où venaient cette imagination délirante et cauchemardesque et ce besoin impérieux de gigantisme. Pour l'imagination, il m'a cité sa fascination pour l'étrange, la science-fiction et le fantastique. Pour le gigantisme, par contre, le ton est devenu plus personnel.

«Sculpter des géants, c'est une façon d'exister intensément dans le monde et sans doute de prendre la place que je n'avais pas quand j'étais jeune. Au fond, je suis l'envers d'un acteur ou d'un performer. Eux existent physiquement sur scène, existent de tout leur être et de tout leur corps; moi, je n'existe en somme qu'à travers mes sculptures et c'est très bien ainsi. Je veux que l'attention soit sur mes sculptures, pas sur moi.»

Altmejd a cru un temps devenir biologiste. Il a entrepris un bac en biologie à McGill qu'il a abandonné au bout d'un trimestre. Il a raconté à plusieurs reprises être entré comme peintre à l'UQAM en arts visuels et en être sorti comme sculpteur.

«Le cours de sculpture était obligatoire, alors je l'ai pris sans trop y penser. Et puis j'ai eu une sorte de révélation en découvrant qu'un objet sculpté, contrairement à un tableau, se situait dans le même espace physique et émotif qu'un corps humain. La sculpture existe dans un espace réel et non dans un espace de représentation. Elle cohabite avec le corps humain, en somme.»

Il y a un peu de Frankenstein dans la démarche d'Altmejd. Comme le docteur du même nom, il crée des monstres plus grands que nature qui le dominent et le dépassent. Mais il y a aussi un désir inassouvi de paternité. À plusieurs reprises, il répète que ses sculptures sont comme des enfants qu'il a mis au monde, qu'il a élevés, à qui il a donné des valeurs et des outils pour qu'ultimement, ils se détachent de lui et vivent leur vie.

Pense-t-il un jour avoir ses propres enfants? Il me lance un regard torve et répond qu'il en doute puisqu'il est gai, avant de se reprendre et d'ajouter qu'il est bien conscient que ce n'est pas une raison.

Altmejd fréquente depuis quelques années Jonah Disend, gourou new-yorkais du marketing, fondateur de Redscout, agence qui gère l'image de marques comme Pepsi, American Express et Kate Spade. C'est un élément anecdotique, mais qui éclaire néanmoins l'attitude très pop, voire populiste, de l'artiste face au monde trop élitiste de l'art contemporain.

«À mes yeux, l'art contemporain ne doit en aucun cas être quelque chose d'intouchable et d'incompréhensible réservé à une élite éclairée, dit-il. Je voudrais que l'art contemporain soit du même ordre que le cinéma. N'importe qui peut aller au cinéma et y prendre plaisir sans pour autant être un théoricien du cinéma. Il devrait en être ainsi pour l'art contemporain.»

Le sculpteur dont les influences vont de Louise Bourgeois à David Lynch et de Goya à Borges remet en question l'obligation de comprendre une oeuvre pour l'apprécier.

«L'art, pour moi, c'est comme se promener en forêt et vivre l'expérience de la nature, en faisant un zoom in sur une fourmi ou un zoom out sur l'ensemble du paysage.On peut très bien se promener dans la nature sans comprendre l'organisation de chaque plante, chaque arbre, chaque insecte.

Il devrait en être de même en art contemporain.»

Retour à la maison

David Altmejd a exposé souvent à Montréal, notamment à la galerie de René Blouin. Il reviendra à la galerie le 20 juin avec une dizaine de nouvelles pièces. Autrement, les Montréalais peuvent admirer son magnifique ange ailé en bronze de quatre mètres de hauteur devant le pavillon Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal, rue Sherbrooke. Reste que la rétrospective du MAC est à une autre échelle. Altmejd avoue que l'anticipation qu'il ressent est très différente de celle qu'il a ressentie à Paris ou au Luxembourg.

«C'est d'ici que je viens. Ma famille et mes racines sont ici. C'est important. Si je suis parti vivre ailleurs, ce n'est pas parce que Montréal était une ville trop petite pour mes ambitions, surtout que je n'ai pas vraiment d'ambition. Non. Je suis parti parce qu'ici, chaque coin de rue, chaque personne croisée sont chargés de souvenirs. Cette intrusion constante du passé m'empêchait de me concentrer. Je suis trop émotif. Pour pouvoir créer en toute liberté sans être constamment rattrapé par le passé, il fallait que je parte. Mais plus je vieillis, plus je songe à revenir à Montréal. Je sens que j'ai une plus grande capacité à gérer mes émotions qu'avant.»

De retour dans la salle principale d'exposition, David Altmejd me présente une des rares figures féminines de l'expo. Il s'agit d'une femme en robe de paillettes bleues avec un trou au milieu du visage. Elle nous observe de sa cage en plexi. Le sculpteur m'explique que le trou au milieu du visage n'est pas violent. Il symbolise l'infini. Je ne saisis pas vraiment ce qu'il dit, mais peu importe. Je ne suis déjà plus au musée, mais dans la forêt enchantée de David Altmejd. Et grâce à lui, je m'y promène, enfin libérée de l'obligation d'y comprendre quoi que ce soit.