L'artiste d'origine montréalaise Susan Turcot présente, dans le cadre de BNLMTL 2014, une sculpture et une série de 21 dessins au fusain évoquant les impacts humains et environnementaux de l'exploitation des sables bitumineux en Alberta. 

Comment en êtes-vous venue à réaliser ce projet assez particulier?

Ça fait quelques années que j'y travaille. J'ai eu une bourse pour aller à Fort McMurray. J'ai fait beaucoup de rencontres et d'entrevues avec, entre autres, une famille d'Africains qui travaillent là-bas. J'ai été dans la communauté autochtone aussi. J'étais estomaquée de voir tout ce matériel toxique. Pour créer un contact plus intime avec le sujet, j'ai suivi des cours de dessin et j'ai pu avoir accès à un camp où vivent 40 000 personnes. Ce qu'aucun journaliste ou chercheur n'a pu faire jusqu'ici en raison de contrôles très stricts. J'ai fait plusieurs portraits des travailleurs.

Comment réagissaient les gens?

Bien. Je n'ai pas eu assez de temps pour réaliser les portraits de tous ceux qui voulaient poser pour moi. Quand on le faisait, les gens étaient d'abord calmes, puis, souvent, ils s'épanchaient sur leur solitude mêlée à leur besoin de se rattacher à leur passé ou de voir l'avenir. Tous ces gens sont en déni du présent. C'est une question de lieu. Quand le travail, c'est de retirer de la terre, de « l'espace », du « lieu », cela affecte énormément les gens.

Ce sont des gens blessés que vous décrivez.

Quand vous retirez des ressources du sol avec violence, cela rebondit sur vous comme un boomerang. Les gens sont hantés par ça, je crois. Ils ont de l'argent et peuvent s'acheter des biens et des services, mais cela les trouble énormément. Ils travaillent jour et nuit pendant 28 jours sans arrêt. C'est très exigeant pour l'être humain. Mais ils sont isolés, sans relation, dans un environnement désolé, sans échappatoire.

Vous avez reçu beaucoup de témoignages?

J'ai toutes ces histoires qu'ils m'ont racontées. Des histoires d'expérience de mort imminente, de violence et de vies éternellement recommencées. Des gens qui ont divorcé plusieurs fois... Je ne dis pas que tout le monde est comme ça, mais certains sont plus vulnérables que d'autres et ne devraient pas se trouver dans un tel endroit.

Ce doit être particulier de recevoir toutes ces histoires?

C'est spécial. Les compagnies ne donnent pas d'identité aux travailleurs. Ce ne sont que des numéros. Je me suis rendu compte que j'ai débloqué des digues d'émotions refoulées chez ces gens. Mes dessins représentent ce climat très surréel qui les entoure. Lorsque je faisais le portrait d'un travailleur cubain noir, un contremaître s'est approché et l'ouvrier lui a demandé ce qu'il pensait du dessin. « Ah, tu ressembles à un esclave », lui a répondu le contremaître.

Ça ressemble à ce qu'on pourrait qualifier de capitalisme sauvage, non?

Oui. Dans la communauté autochtone, j'ai pu voir des paysages merveilleux, mais personne ne peut cueillir de fruits, boire de l'eau de source ou manger de poisson. C'est comme une carte postale... Les femmes enceintes doivent boire de l'eau en bouteille. Je pense que les gens n'ont pas leur place dans ce pays. Ils sont déracinés et ils en meurent.

Vous avez donc agi un peu comme un confesseur pour eux. Est-ce que ces histoires peuvent être lues?

Oui, c'est important de les entendre. Il y a un site web où l'on peut lire ces histoires, dont certaines sont très touchantes (turning-down-the-noise.info).

Comment voyez-vous le futur?

Quand on pense aux multinationales, je n'ai pas beaucoup d'espoir. Je ne crois pas à un processus honnête de leur part. C'est à nous de nous prendre en charge. Mais le pouvoir contrôlant des compagnies est énorme. Ça m'a pris près de deux ans avant d'avoir accès à un camp. Ce sont de véritables forteresses.

Au Musée d'art contemporain de Montréal jusqu'au 5 février 2015.