Impossible de ne pas la voir, près de l'embouchure du fleuve Almendares. Droite comme un cigare de Fidel Castro, avec sa cheminée de briques dressée vers l'azur, la Fábrica de Arte Cubano (FAC) s'érige fièrement au-dessus du Vedado.

Ce quartier huppé de La Havane a vu son ancienne huilerie transformée en centre culturel multidisciplinaire. On y propose même un accès WiFi, une rareté à Cuba, où les mains droites ne sont pas encore automatiquement mobilisées par un cellulaire.

Aucune mention de l'adresse dans les guides touristiques ni au guichet des hôtels. Et pour cause: la FAC vient tout juste d'ouvrir ses portes.

Depuis le mois de février, elle s'est imposée comme un haut lieu de la trépidante vie nocturne havanaise. Un point de rencontre de la jeunesse branchée et bien apprêtée. Un incubateur de jeunes talents prometteurs, aux antipodes de l'art folklorique vendu aux touristes un peu partout à Cuba.

Pour qui ne connaît encore de La Havane que le triangle Malecón - calle Obispo - Musée de la Révolution, c'est le moment d'y revenir voir, savourer des photographies urbaines sous une patrouille d'avions au gros coeur rouge, siroter un cocktail bien frappé sur la terrasse extérieure ou danser au rythme des groupes émergents invités.

Le lieu n'a rien des salles d'exposition exclusivement gérées par le gouvernement, où l'on entre sur la pointe des pieds, où la visite se déroule sous l'oeil attentif du gardien officiel dans un silence monacal. Ici, c'est bousculade au portillon et brouhaha derrière le vigile.

À 2 CUC (environ 2$), le prix d'entrée - une broutille pour le visiteur de passage -, l'accès reste réservé aux citoyens les plus nantis. L'entrée équivaut au dixième du salaire mensuel d'un employé cubain. Au fil des soirées, les taxis multicolores des années 50 déversent des centaines de jeunes vêtus à la dernière mode jusqu'aux premières heures du matin.

À 20h, les portes ouvrent. Deux heures plus tard, c'est déjà la cohue. Pour accéder à cet Eden de l'art cubain contemporain, il faut sortir vainqueur de toute une mêlée de visiteurs qui s'agglutinent à l'entrée.

À l'intérieur, pas d'argent en circulation: les consommations sont consignées sur une carte à points que l'on réglera à la sortie. Gare aux pertes en cours de route: égarer le précieux sésame pourrait vous coûter un mois de salaire, si vous êtes Cubain!

Charme désuet

L'architecture a la hauteur imposante des vastes usines et le charme désuet des murs abandonnés. On se croirait soudain transporté à Londres ou à New York: l'ambiance peut faire penser à un «squat «rafraîchi de Brooklyn ou de Soho, à l'un de ces repaires courus de l'intelligentsia culturelle. Une bulle colorée et intemporelle dans un monde figé depuis plus de 50 ans.

Pour s'inventer une nouvelle jeunesse à l'heure de la mondialisation, la Fabrica s'est donc calée sur le modèle des bâtiments industriels désaffectés retapés en centres culturels. Une tendance dont La Havane s'accommode parfaitement, plus par nécessité que par coquetterie, la ville ne sachant que faire de toutes ses ruines abandonnées.

Conçue par le musicien havanais X Alfonso, la FAC favorise un travail de sauvegarde, de soutien et de promotion des oeuvres de jeunes créateurs locaux.

Son concept s'inspire aussi des lieux pluridisciplinaires qui fleurissent partout ailleurs. Tous les genres ont droit de cité, à en juger par la bannière d'accueil qui court sous le plantureux manguier de l'entrée: «Arts plastiques, musique, photographie, théâtre, littérature, cinéma, danse, vidéo d'art, dessin graphique, d'intérieur, mode, architecture.»

Sur trois étages, les lieux ressemblent à la caverne d'Ali Baba, avec installations du sol au plafond, musique au détour d'un couloir et projections vidéo ici et là. Tout est ouvert, facile d'accès et agréable, les indications claires sur les murs, le personnel souriant et les cocktails rafraîchissants quand le taux d'occupation fait encore grimper le mercure.

L'affiche d'entrée prévient: 500 personnes maximum. «Certains soirs, nous atteignons le double», se réjouit Solveig Font Martínez, l'une des trois commissaires permanentes de la FAC, dont les bureaux, faute de place, attendent encore un abri modulaire dans la cour de l'usine.

Ambitions pour les artistes

Sur les cimaises des murs décatis, les organisateurs exposent les oeuvres des artistes les plus prometteurs de l'île, espérant les faire voyager un jour, à Miami ou à Mexico, peut-être: une série photographique des taudis de la ville, sans complaisance. Des images d'une Havane rêvée ou réinventée, à l'aulne de la société de consommation, en Times Square caribéen.

Le soir de notre visite, un défilé de mode présentait, sur de jeunes mannequins belles et beaux à en tomber par terre, des vêtements créés à partir de matériaux recyclés.

«Nos critères de sélection privilégient les oeuvres faites à la main, impliquant le recyclage, dont le poids peut être supporté par nos murs fragiles et qui évoquent le contexte de la révolution cubaine», dit la commissaire.

La série AbsolutRevolution des artistes Liudmila + Nelson en est l'exemple type: le mémorial José Martí, symbole de la Révolution, trouve bien des déclinaisons dans leurs montages photographiques. En surimpression, des papillons volettent autour du monument. En s'approchant bien, on en verra les ailes décharnées.

Une pensée à méditer avec un mojito, le cocktail maison, qui éclaire agréablement la Fábrica et ses trésors cachés.