Des guimauves. Des blocs Lego. Des dessins enfantins. Un train électrique. Une guirlande colorée. En jetant un premier regard à l'exposition Mémoire d'éléphant de l'artiste montréalaise Sayeh Sarfaraz, on se croirait presque dans un paradis enfantin. Mais pas pour très longtemps.

Ici, les lutins aux longs bonnets, représentant les milices du régime des ayatollahs, écrasent des petits bonshommes verts. Là, un Lego ensanglanté repose au coeur d'un champ de fleurs en plastique. Un train rose au tchou-tchou opprimant tourne en rond, à contresens. Les décorations de la guirlande sont des fusils et des chars d'assaut.

«Les jouets, c'est un monde sans censure», note l'artiste de 34 ans, attablée dans un café de Griffintown, à un jet de pierre de la galerie Antoine Ertaskiran, qui héberge son exposition solo jusqu'au 8 décembre.

Un tournant

L'universalité des jouets, ajoute-t-elle, permet d'atteindre tous ceux qui s'attardent sur ses oeuvres, ce qui transcende du coup les barrières culturelles. Elle permet aussi de se brancher sur la mémoire collective d'un peuple. En l'occurrence, le peuple iranien et la mémoire toujours fraîche du mouvement vert de 2009.

Au lendemain de la réélection controversée du président Mahmoud Ahmadinejad, des dizaines de milliers d'Iraniens ont envahi les rues. Leur contestation, qui a duré des semaines, a été durement réprimée par le régime islamiste en place. Des dizaines de manifestants ont trouvé la mort, soit pendant les manifestations, soit en prison.

Même si elle vit à l'étranger depuis 1999 -elle a étudié en France avant d'élire domicile au Québec en 2008-, Sayeh Sarfaraz s'est sentie directement interpellée en voyant ces jeunes Iraniens dans la rue. «Le jour de l'élection, je faisais la file devant l'ambassade d'Iran à Ottawa pour voter. Mon mari m'a montré sur son cellulaire qu'Ahmadinejad avait déjà été déclaré vainqueur alors que les bureaux de vote n'étaient pas fermés», relate la jeune femme.

Ce moment a marqué un tournant dans sa carrière d'artiste. Depuis, exposer la situation politique dans son pays est devenu l'objet central de son travail. Avant Mémoire d'éléphant, elle a consacré trois autres expositions aux thèmes de la dictature et de la contestation: Mahmoud le méchant, L'Iran de Mahmoud Ahmadinejad et Le dictateur est en ville, qui se penchaient sur le Printemps arabe.

»L'Iran tourne en rond»

«Comme Iranienne, ça m'a touchée de voir que la vague de contestation a commencé en Iran. Dans d'autres pays, ils ont réussi à changer les choses, mais pas en Iran. L'Iran tourne en rond», soupire-t-elle.

Celle qui est née à Chiraz, berceau de la littérature perse, n'a aucun doute qu'elle aurait été du lot des manifestants si elle avait été dans son pays. «Mais je pense que c'est possible de faire quelque chose si on est à l'extérieur», soutient-elle.

Après Mémoire d'éléphant, qui est présentée jusqu'au 8 décembre, elle s'attaquera à une autre exposition, tout aussi politique. Étrange dictature sera présentée à la galerie MAI (ou Montréal, arts interculturels) du 19 janvier au 16 février prochains.

Dans le cadre de cette exposition, l'artiste, qui est aussi la mère de deux jeunes enfants, animera notamment un atelier d'art sur la dictature pour les 4 à 12 ans. «Quand je compare ce que j'ai vécu enfant en Iran avec ce que mes enfants vivent, c'est vraiment deux mondes. J'ai été élevée dans la République islamique naissante, dans le contexte de la guerre Iran-Irak. C'est très lourd à porter, avoue-t-elle. Il y a des parents qui veulent attendre avant d'exposer leurs enfants aux dures réalités du monde. Je ne suis pas de ceux-là. Je ne veux pas garder mes enfants loin de tout ça. Ils doivent être conscients.»