«Sois humain. Sois humain pour une fois dans ta vie.»

Mark Rothko ne fait pas dans la demi-mesure quand il accueille dans son studio newyorkais le jeune homme qui sera son assistant dans la réalisation de la plus grosse commande de l'histoire de l'art contemporain. À la demande de Samuel Bronfman, le magnat montréalais des spiritueux, Rothko a déjà entrepris la conception d'une série de murales pour le restaurant Four Seasons, qui doit ouvrir en 1959 dans le Seagram Building, le nouveau gratte-ciel d'acier, de bronze et de verre de la 52e rue.

Le studio du 222 Bowery a été recréé dans ses dimensions exactes par les artisans du Centre Segal des arts de la scène, où s'ouvre demain la production montréalaise de la pièce Red, inspirée de ce dramatique épisode de la vie de Rothko: les «murales Seagram». Applaudie à sa création à Londres en 2009, l'oeuvre de John Logan - le scénariste des films Lincoln et Skyfall, le dernier James Bond - a connu un succès immédiat, remportant six prix Tony après son passage à Broadway, l'année suivante.

Cette pièce de structure simple (un acte, deux personnages, 90 minutes) met en scène le combat d'un artiste contre le doute face à son art et face aux valeurs nouvelles d'un monde auquel il n'appartient peut-être plus: le «dinosaure» contre le pop art émergent. Marcus Rothkowitz (1903-1970) a grandi dans l'orthodoxie d'une famille juive de Lettonie du temps de l'empire russe et sa quête de sens, ou d'identité, l'a amené du commerce familial du vêtement en Oregon aux premières lignes de l'«abstractionnisme mythomorphique».

En commandant à Ken, son nouvel assistant (Jesse Aaron Dwyre), de se laisser imprégner par la «signifiance» de l'une de ses «nappes rectangulaires» où il fait alterner le rouge et le brun, Rothko (Randy Hughson), déjà riche et célèbre, explique que ses oeuvres «méritent la compassion» de celui qui les regarde. Mais en ces temps où «tout le monde aime la télévision, le shampoing et le Cracker Jack», qui est capable de discernement devant l'Art?

«Rothko était un personnage flamboyant et passionné», nous dira l'acteur stratfordien Randy Hughson, qui a mis six mois à se mettre dans la peau du célèbre peintre. «Caractère imprévisible, il tombait dans des rages épouvantables, une dimension de sa personnalité à laquelle j'ai dû travailler longuement pour m'en imprégner. Personnellement, mon champ d'humeurs est moins vaste...»

«Faire perdre l'appétit...»

Quand on demande à la metteure en scène Martha Henry comment elle arrive à marier sa conception d'un personnage à celle de l'acteur, «la grande dame du théâtre canadien» sourit en expliquant que «la plupart du temps, ces conceptions se rejoignent, surtout avec des acteurs de la qualité de Randy». D'autres fois, dit-elle par contre, «la vision de l'acteur doit servir de point de départ à une exploration du personnage en question».

Ce fut le cas ici avec Hughson devant ce Rothko extrême qui, après avoir visité le Four Seasons où trônaient un rideau conçu par Picasso et une toile de Mirò, décide que l'endroit est trop tape-à-l'oeil pour accueillir son art à lui, voué tout entier à la conscience et à l'intériorité. Randy Hughson rappelle les vraies intentions du peintre: «Rothko a dit à un critique: Je veux faire perdre l'appétit à tous les enfants de chienne qui vont manger là...»

Les murales Seagram n'ont jamais été accrochées au Four Seasons. Rothko a retourné l'avance au commanditaire et il a gardé les murales jusqu'en 1968. Elles sont aujourd'hui exposées dans des musées en Angleterre, au Japon et aux États-Unis. En mai, son Orange, Red, Yellow de la même époque (1961) s'est vendue 87 millions US chez Christie's.

Ça fait cher la «couche de lumière», mais ce record confirme le héros égotiste dans cette glorieuse lignée qu'il décline avec emphase dans Red: «Il y a Rembrandt, Turner, Michelange, Matisse... et Rothko!»

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Red, de John Logan, au Centre Segal des arts de la scène jusqu'au 16 décembre (www.centresegal.org).