Elle avait 16 ans quand un policier l'a appelée, chez elle, pour lui dire que son père, très malade, la recherchait et voulait absolument la voir avant de mourir. Ce père, elle l'avait à peine connu. Ébranlée par l'appel du sergent Alain Lacoursière, Marie-Ève Bolduc a rejoint Serge Lemoyne à l'hôpital de Saint-Hyacinthe. Le choc émotif fut si grand, dit-elle, qu'elle ne se rappelle plus ce qu'ils se sont dit. «Il ne me reste que des impressions visuelles, mais je le sentais très présent.»

Il lui reste des impressions, mais aussi un héritage confus fait de tableaux, de sculptures, de photos, de diapos, de bouts de films, de dessins, de carnets de bord, de lettres, d'objets trouvés... Une partie des oeuvres les plus importantes s'est envolée à bas prix en l'an 2000, l'héritage étant accompagné de dettes d'impôts et de coûts énormes d'entreposage. Mais depuis, Marie-Ève Bolduc a beaucoup appris. Appris sur son père, un des artistes les plus importants de sa génération - depuis 1960 jusqu'à sa mort en 1998 - appris sur l'oeuvre de ce père que l'on estime à 20 000 pièces et dont on ne cesse de découvrir de nouveaux aspects grâce à ses carnets et d'autres archives. Appris beaucoup aussi sur les mécanismes du marché de l'art. Dorénavant, elle protège son bien - «mes murs en sont pleins», dit-elle avec émotion - et elle veille à la mémoire de Serge Lemoyne avec simplicité et enthousiasme.

Si nous vous parlons de Marie-Ève aujourd'hui, c'est que l'intérêt de l'exposition présentée à la galerie de Loto-Québec, Espace Création, réside beaucoup dans les inédits - oeuvres et documents - qui appartiennent à la fille de Lemoyne. C'est là que François Gauthier a puisé ce qu'il faut pour faire connaître sous un nouvel angle cet artiste plus célèbre pour ses frasques et ses interventions sociales que pour le sérieux de sa démarche.

Une exposition fournie

On a rarement vu une exposition aussi fournie que celle-là. Une centaine de pièces dans un espace quand même restreint que l'on a fait déborder au plafond, sur les planchers, et hors murs dans le hall d'entrée de Loto-Québec. Le rôle de la galerie, nous a-t-on expliqué, n'est pas celui d'un musée. C'est de faire connaître des artistes québécois à un grand public. Et Loto-Québec, qui devait bien cet hommage à Lemoyne - on pense ici à l'affaire du Casino - a pris les grands moyens en invitant Guy Lafleur et Ken Dryden, deux sources d'inspiration de l'artiste dans sa période bleu-blanc-rouge (1969-1979), à faire acte de présence pour faire la promotion de l'événement. Entre autres initiatives.

L'exposition est divisée en trois thèmes qui portent les couleurs privilégiées du peintre: bleu, blanc et rouge. Pour le bleu, on a choisi des oeuvres en lien avec la maison de Lemoyne à Acton Vale qu'il a déconstruite au fil des ans et transformée en «art en progrès». Le rouge concerne les liens troubles de Lemoyne avec les musées. Le blanc est pour l'atelier dont on donne un aperçu du bric-à-brac qu'il contenait par une immense photo qui recouvre un mur. C'est dans cet espace que l'on trouve le plus grand nombre d'inédits. Des tableaux, mais surtout des écrits, dessins, photos, maquettes qui révèlent la démarche très songée de Lemoyne.

Il y a donc des pièces des principales séries de Lemoyne: la série bleu-blanc-rouge inspirée des joueurs du Canadien, les «Morceaux choisis» de sa maison sous forme de sculptures ou de tableaux, «L'hommage à Matisse» dont on retrouve une dizaine de pièces sur les 500 qui forment cet hommage. Aussi des oeuvres des dernières années de sa vie dont un ensemble qualifié de prémonitoire: petits tableaux aux fonds colorés badigeonnés de taches noires épaisses de plus en plus grandes. «Je peins ma maladie», a déclaré Lemoyne avant de savoir que le cancer atteindrait rapidement son cerveau. Il n'y a pas d'oeuvres des années 60.

Tout le long du parcours, des affichettes expliquent avec simplicité un tableau ou racontent une anecdote «croustillante» mettant en lumière une facette ou l'autre de ce Lemoyne inépuisable.

Lemoyne et le Casino

En 2011, le Casino de Montréal a décidé de se défaire de la murale de Lemoyne qui nuisait à la réfection des lieux. Devant le tollé que cette décision a soulevé, la murale fut découpée en pièces détachées que l'on a déménagées sur des plates-formes jusqu'à un lieu où elles sont entreposées dans des caissons. Loto-Québec est à la recherche d'un organisme, d'un musée, ou d'un riche particulier qui voudrait non pas acheter, mais héberger L'art est un jeu, une murale longue de 26,3 mètres, haute de 5,6 mètres.

Oui, Serge Lemoyne prend de la place et pour lui rendre justice, sans doute faudrait-il le Musée d'art contemporain au complet, sinon le Palais des congrès.

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Serge Lemoyne à l'Espace-Création

de Loto Québec, 500 rue Sherbrooke Ouest, jusqu'au 9 décembre.

Entrée libre. Ouvert du mercredi au vendredi, de 11h à 18h; samedi et dimanche de midi à 17h.