Jean Paul Gaultier n'est pas qu'un des plus grands créateurs de la planète mode. C'est un ouragan de couleurs et d'idées folles, un moulin à paroles, un torrent d'histoires et d'anecdotes, un tsunami d'énergie vive et volatile. Arrivé il y a quelques jours à Montréal, le designer a donné hier le coup d'envoi d'une vaste exposition que lui consacre le Musée des beaux-arts de Montréal, intitulé La planète mode Jean Paul Gaultier.

Toute la journée hier, le petit prince de la mode a multiplié les interventions médiatiques, donnant une première conférence de presse dans un anglais quasi caricatural de «Frenchman» qui met des «ze» partout, puis une deuxième en français, le tout suivi d'entrevues avec tous les micros et les caméras de la ville et de quelques villes américaines, puisque l'expo quittera Montréal en octobre pour Dallas et San Fransisco.

À noter qu'il s'agit de la toute première exposition de Gaultier, qui a toujours refusé les appels de phare des musées malgré des archives incroyablement fournies, constituées de milliers de robes et de tenues de haute couture, présentées au cours des 35 dernières années.

Au milieu de l'après-midi, aussi frais qu'une rose malgré le tourbillon dans lequel il était plongé depuis le matin, Gaultier s'est enfin assis pendant 23 minutes avec quelques journalistes de la presse écrite. Avant qu'il n'arrive, notre groupe avait convenu de ne poser que de très courtes questions afin de gagner du temps. Peine perdue. Gaultier parle tellement vite et avec une telle abondance qu'on aurait pu ne lui poser qu'une seule question et l'écouter y répondre pendant 20 minutes sans même prendre une respiration.

J'ai plongé dans l'arène en lui demandant si le créateur compulsif qu'il est ne ressentait pas, à l'occasion, une certaine frustration à l'idée de travailler pendant des heures et des semaines à la conception et à la fabrication d'une robe qui défilera pendant une minute avant de disparaître à jamais de la lumière. «Oui, à l'occasion, j'ai cette petite frustration dans la mesure où une robe de haute couture prend parfois 200 heures à fabriquer, parfois 1000. Elle défile 1 minute 20 secondes puis, avec un peu de chance, elle est achetée, sinon, elle retourne dans le placard de mes archives. Ce qui est chouette avec l'installation à Montréal, c'est qu'elle fait revivre ces créations. Certaines datent de mes débuts. Elles sont en quelque sorte des grands-mères qui aujourd'hui reviennent à la vie à côté de leurs petits-enfants.»

Mais au-delà de la vie éphémère de ses créations, ce que Gaultier déplore davantage se résume à un slogan publicitaire: il y a trop de tout.

«Le vrai problème aujourd'hui, c'est qu'il y a plus de vêtements que de gens pour les porter. Trop de vêtements, trop de marques et trop d'images. Plus les gens regardent ces images, moins ils achètent des vêtements. Les voir à la télé ou dans les magazines leur suffit. Du coup, qui achète nos vêtements? Les gens de la mode, ce qui ne fait qu'augmenter l'aspect consanguin de la grande famille de la mode.»

Madonna, Kylie Minogue, Mylène Farmer...

En tout, 130 tenues, robes, costumes, corsets, combinaisons et manteaux se déploient au MBAM dans 6 salles thématiques déclinées selon les fantasmes, les obsessions et la fantasmagorie de Jean Paul Gaultier. Parmi ces joyaux, les corsets glorifiés, portés et prêtés par Madonna et Kyle Minogue, accompagnés plus loin d'un troublant corset de squelette désossé en satin et broderies de jais, sans oublier une combinaison épeurante à motif écorché rappelant l'exposition Bodies et porté sur scène par la chanteuse Mylène Farmer. Au menu aussi, une robe camouflage dont la confection a duré 312 heures et que Sarah Jessica Parker a portée aux MTV Awards en 2000, des robes en plumes de poulette ou en pellicule, les manteaux fous de la collection des Rabbins chics, sans oublier cette magnifique robe de mariée de la collection «Les hussardes» avec sa vaste jupe en faille de soie, ses bijoux d'épaules et de métal et une coiffe d'Indien toute blanche. Chose encore plus étonnante, en se baladant dans les salles, on croise une trentaine de mannequins animés, mis au point par l'homme de théâtre Denis Marleau et sa complice Stéphanie Jasmin. Les mannequins ont le visage de Christiane Pasquier, de Melissa Auf Der Maur et d'autres personnalités. Ils récitent des textes ou ils chantent. «Cette expo, c'est un peu une psychanalyse pour moi et je viens de comprendre que ces mannequins animés dont je rêvais tant depuis que j'ai vu le travail de Denis Marleau au festival d'Avignon, c'est une façon de renouer avec Falbala, le film qui m'a fait voir, enfant, le métier que j'allais exercer plus tard. Or à la fin du film, le vieux monsieur finit dans les bras d'un mannequin qu'il croit animé.»

Créateur imaginatif, provocant et transgressif, Gaultier a fait sa marque comme apôtre du métissage et de la diversité culturelle dans une France qu'il voulait inclusive. Or, à l'ère du repli sur soi et de la fermeture des frontières, on peut se demander si Gaultier ne présente, à travers ses créations, une image de la France plus idéalisée que réaliste. Gaultier concède que le recul et le retour en arrière sont une tendance lourde et généralisée qui n'est pas propre à la France. Mais il garde l'espoir d'un changement qui ne saurait tarder. C'est sur ces belles paroles que le petit prince de la mode nous a quittés, nous abandonnant au milieu de ses mannequins à visage humain et du merveilleux falbala de son univers foisonnant.