Le journaliste et critique musical Claude Gingras, qui a oeuvré à La Presse durant près de 63 ans, s'est éteint à l'âge de 87 ans.

Il est mort à 6 h 29, dimanche matin, au Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), a confirmé à La Presse un ami proche qui était à son chevet.

Claude Gingras souffrait d'un cancer des os depuis plusieurs années et son état s'était détérioré au cours des derniers mois.

« Bon repos, Monsieur Gingras »

Yannick Nézet-Séguin, directeur artistique et chef principal de l'Orchestre métropolitain, a réagi à la mort du critique.

« Claude Gingras n'était pas éternel. Esprit vif et personnalité colorée, il était un journaliste sincère et au franc-parler. Même si elle suscitait souvent la controverse, sa plume habile bien qu'acerbe traduisait une émotion véritable, une grande sensibilité à la musique et au talent. Bon repos, Monsieur Gingras, et merci pour tant d'années de travail au service de la culture musicale. »

Photo André Tremblay, La Presse

Claude Gingras possédait des dizaines de milliers d'albums de musique. Sa collection a été cédée à la Faculté de musique de l'Université de Montréal.

« Le monde des arts est en deuil », a réagi sur Twitter l'ancienne ministre québécoise de la Culture, Christine Saint-Pierre, offrant ses « plus sincères condoléances ».

« C'est le départ d'un ami que l'on estimait beaucoup pour ses grandes connaissances en musique », a déclaré à La Presse son amie Monique Provost, qui lui a rendu visite à l'hôpital à la veille de sa mort, en compagnie d'une autre amie, Michèle Nepveu.

Les deux femmes avaient fait la connaissance de Claude Gingras à la Société de musique de chambre de Montréal, dont il couvrait parfois les événements.

« Il était connu jusqu'à l'étranger comme un chroniqueur [influent] », ajoute Mme Provost.

« Ça faisait tellement longtemps qu'il était très malade, on était prêts à son départ », a déclaré à La Presse Daniel Poulin, un ancien journaliste sportif de Radio-Canada et ami de longue date de M. Gingras.

« Là, il est complètement libéré, a-t-il ajouté. Il a souffert terriblement. »

« Le très épeurant Claude Gingras »

Claude Gingras avait pris sa retraite de La Presse le 31 décembre 2015. Ce jour-là, fidèle à sa coutume de fin d'année, il avait signé sa nécrologie musicale annuelle, dressant une liste exhaustive des chefs d'orchestre, musiciens, compositeurs et artistes lyriques disparus durant l'année.

« Cette chronique marque, pour celui qui la signe, le départ définitif à la retraite, avait-il écrit dans son article. Une retraite qu'il souhaite depuis assez longtemps et qui lui permettra, enfin, d'écouter la musique qu'il chérit et les interprètes qu'il estime. »

Pour employer un vieux cliché, Claude Gingras n'a jamais laissé personne indifférent. Il était connu pour son franc-parler. Il usait d'un style limpide, vif, précis, parfois sec et tranchant, style que d'aucuns qualifiaient d'assassin. Il pouvait réduire en miettes un nouvel enregistrement et un concert ou mettre au bûcher un ou une interprète dont il n'avait pas apprécié la performance ou le manque d'ouverture d'esprit en entrevue.

Par exemple, à la suite d'une conférence de presse de Jessye Norman tenue à Montréal, durant laquelle la diva avait été désagréable avec les journalistes, M. Gingras avait titré son article : « Jessye Norman ou l'art de ne rien dire. »

« J'avais un côté vache. J'aimais dire les choses qui surprenaient les gens, qui les déstabilisaient », a résumé Claude Gingras à propos de son côté abrasif, lors d'une entrevue accordée à Catherine Perrin, à Médium Large sur ICI Radio-Canada Première, en mars 2017.

Pour donner une idée de sa réputation, notre chroniqueur Yves Boisvert lui avait consacré un texte en 2003 et l'avait titré Le très épeurant Claude Gingras.

M. Boisvert y racontait comment le critique musical, concert de soirée oblige, arrivait en fin d'après-midi à son bureau où, après avoir frictionné à l'alcool son clavier d'ordinateur et le combiné du téléphone, il prenait connaissance de son courrier. Impitoyable tant sur les faits que sur l'usage de la langue française, il pouvait appeler un attaché de presse et l'enguirlander pour un trait d'union manquant.

Mais il pouvait tout autant se montrer très sympathique. Lorsqu'il ressortait heureux de ce qu'il avait entendu au concert, il exprimait son émotion sans faire l'économie de ses mots. Dans la salle de rédaction de La Presse, on appréciait grandement sa curiosité, sa rigueur et son sens de l'humour (eh oui! il en avait).

Photo Ivanoh Demers

Claude Gingras, dans sa résidence montréalaise, devant sa collection de disques, en 2009.

Longue carrière



Né à Sherbrooke le 1er juillet 1931, Claude Gingras a étudié au séminaire Saint-Charles-Borromée avant de s'inscrire en sciences sociales à l'Université de Montréal.

En 1952, il entre au quotidien La Tribune de Sherbrooke où il fait ses premiers pas dans la carrière de journaliste. Après avoir aussi collaboré au Quartier latin et à l'hebdomadaire Notre temps, il entre à La Presse le 5 avril 1953.

Avant de se concentrer uniquement à la musique classique et à l'art lyrique, M. Gingras a couvert d'autres secteurs de la vie culturelle dont les variétés, la musique populaire, le théâtre, etc. Son ardeur au travail, ses intérêts et ses contacts dans le milieu lui ont permis d'interviewer les plus grands artistes du monde musical, de Maria Callas à Luciano Pavarotti, de Jerry Lewis (en promotion à Montréal pour The Nutty Professor) au trompettiste de jazz Dizzy Gillespie, de Jacques Brel à Cecilia Bartoli et bien entendu les Charles Dutoit, Agnès Grossmann, Yannick Nézet-Séguin, Kent Nagano et autres directeurs musicaux d'ensembles montréalais et québécois.

Un des événements phares de sa carrière, quelques fois évoqué en entrevue, fut sa rencontre surréaliste, en novembre 1955, avec la grande Maria Callas, en transit à Montréal à la suite d'un concert qui avait mal tourné à Chicago.

Dans la Ville des Vents, la cantatrice avait enguirlandé un huissier qui tentait de recouvrer une somme de 300 000 $ qu'un avocat new-yorkais réclamait à son mari, Giambattista Meneghini, pour une affaire de bris de contrat. Une photo célèbre de la querelle avait fait le tour du monde dont la une de La Presse.

Or, lorsque la Callas débarque à Montréal, Claude Gingras, sachant qu'elle est descendue au Ritz, s'organise pour avoir une courte entrevue avec « la Divine ». Le photographe Roger St-Jean prend un cliché. Le lendemain, quand la chanteuse arrive à l'aéroport de Milan et que les journalistes italiens lui demandent ce qui s'est passé à Chicago, elle leur répond : « Lisez les journaux de Montréal! » Autrement dit, lisez La Presse !

Signe de sa polyvalence, M. Gingras est affecté, en août 1968, à la chronique théâtrale pour remplacer un collègue en vacances. Le hasard fait en sorte que c'est lui qui fera l'interview de Michel Tremblay à quelques jours de la création de la pièce Les Belles-Soeurs au Rideau Vert.

Critique rock...



Claude Gingras a aussi couvert des concerts populaires. Le 6 juillet 1991, à la demande de son patron, le critique est au Forum de Montréal pour couvrir le groupe rock australien AC/DC. Fidèle à son habitude, il suit le spectacle, la partition des pièces en main. Son verdict à la une de La Presse du lundi 8 juillet : « Pour enfants d'un certain âge! »

Dans son texte très imagé, il avouait aimer certaines musiques rock, mais rassurait aussitôt les mélomanes. « Que mes lecteurs fidèles se rassurent cependant. Je place le rock très bas dans mes nourritures spirituelles. Au niveau, à peu près, du cornet de crème glacée molle qui rappelle à chacun de nous les plaisirs innocents de son enfance. »

Ses fonctions l'ont aussi amené à voyager. Il a, par exemple, accompagné l'OSM en tournée en Europe. En juillet 1994, il est à Los Angeles pour entendre le concert des trois ténors (Luciano Pavarotti, Placido Domingo et José Carreras) au Dodger Stadium.

Ironique, il se moque des places les plus chères, occupées par plusieurs célébrités dont Frank Sinatra, Bob Hope et Imelda Marcos. « Des fauteuils d'orchestre à 500 $ et 1000 $, c'est-à-dire des chaises pliantes recouvertes d'un coussin en plastique muni du programme et de jumelles. »

Dernières années



Collectionneur invétéré, ce passionné de musique possédait 150 000 disques vinyles et CD dans son appartement du Square Saint-Louis. Notre collègue Nathalie Petrowski a qualifié son salon « d'impossible capharnaüm », dans un portrait de Claude Gingras, publié en mars 2017.

Au Square Saint-Louis, le voisin de Claude Gingras était le célèbre pianiste André Gagnon. « Je ne peux pas prétendre que nous soyons des amis, mais j'ai toujours eu de bons rapports avec lui », disait M. Gagnon dans un texte qui soulignait les 50 ans de la carrière du critique musical, le 23 avril 2003. « C'est un excellent voisin. Il est au courant de tout ce qui se passe dans la rue. Avec lui, on parle de tout et de rien, je le croise presque tous les jours », racontait alors le musicien et compositeur de Nelligan.

Jusqu'à sa retraite, M. Gingras a continué à suivre fidèlement l'actualité de la musique classique à Montréal comme ailleurs. Il a, entre autres, suivi de près les débuts de la carrière de Yannick Nézet-Séguin, chef de l'Orchestre Métropolitain.

Dans l'article évoqué ci-haut, M. Nézet-Séguin précisait que Claude Gingras n'avait pas toujours été tendre avec lui. « Les gens croient que Claude Gingras n'a eu que des éloges pour moi, disait-il. Ce n'est pas vrai. Je suis passé de l'enfer, aux limbes, au paradis avec lui. Il m'a traité de gros ours en peluche qui a mal au ventre. »

Quinze mois après avoir pris sa retraite, M. Gingras n'est plus retourné voir un concert. C'est ce qu'il confiait en entrevue à Nathalie Petrowski le 6 mars 2017. « Vous ne me verrez plus jamais dans une salle de concert, disait-il alors. Ça ne m'intéresse plus. »

Au cours des dernières années, Claude Gingras avait publié aux Éditions La Presse deux ouvrages évoquant ses souvenirs et ses innombrables rencontres : Notes. 60 ans de vie musicale, en 2014, et Auditions - J'ai rencontré les plus grands en 2017.

- Avec la collaboration d'Éric Clément

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse

Résidant près du Carré Saint-Louis, Claude Gingras, est photographié ici dans son bureau, en 2017.

Photo Denis Courville, La Presse

Claude Gingras, à son bureau, dans l'ancienne salle de rédaction de La Presse, en avril 2008.