Dans le cadre du projet de Charte des valeurs québécoises du gouvernement péquiste, l'équipe des Arts de La Presse a voulu savoir où logeaient les artistes, québécois de souche et immigrants. Une invitation a été lancée à une quinzaine d'artistes. Certains ont accepté, d'autres ont décliné. Curieusement, tous les refus sont venus des Québécois de souche.

Oui à un État laïque, mais...

L'acteur d'origine iranienne Mani Soleymanlou connaît bien toutes ces questions identitaires. Il a d'ailleurs écrit deux pièces de théâtre qui abordent directement ce thème des multiples identités. Dans sa pièce Deux, il a demandé à son ami, le comédien Emmanuel Schwartz, d'interpréter son personnage d'exilé iranien. Pour mieux comprendre.

«Dans ma pièce, je mets en scène un conflit entre «moi» et «l'autre». Entre le «eux» et le «nous». Sans nommer la Charte, théâtralement, on met en scène ce débat-là.»

Que pense-t-il, de cette Charte?

«Moi, je suis en faveur d'un État laïque, répond Mani Soleymanlou. Le débat doit exister. Il faut trouver une façon de tracer des balises avant qu'il ne soit trop tard. Mais les méthodes prises par le gouvernement sont maladroites, notamment à cause des exceptions prévues à la Charte. Et puis, jusqu'où peut-on aller pour imposer des règles? Pour entrer dans la vie personnelle des gens? Il y a des choses qui n'ont pas de sens pour moi. Enlever le voile de quelqu'un et le remplacer par des boucles d'oreilles avec le croissant de l'islam, ça ne nous mènera nulle part.»

L'acteur réfute également les parallèles avec la Charte de la langue française.

«Je ne suis pas d'accord. D'abord, on ne vit pas une crise d'identité religieuse, où une partie de la population s'impose et menace d'anéantir une autre identité qui est en place. On n'est pas dans la survie de l'État laïque. Le gouvernement veut prévenir, je veux bien. Mais il faut le faire de façon plus juste. Tu veux garder un crucifix, mets-le dans une autre pièce. Sors-le d'au-dessus de la tête du président de l'Assemblée nationale. Il y a des gestes à faire pour montrer le chemin avant d'imposer quoi que ce soit.»

- Jean Siag

La Charte me fait penser...

La Charte me fait penser au poissonnier de mon quartier qui a vécu dans 11 pays, traversé 20 frontières à dos d'âne, en bateau, à la marche, en motocyclette, en camion... C'est au Québec qu'il s'est arrêté pour y fonder sa famille, y élever des enfants, y vivre et, surtout, y mourir.

La Charte me fait aussi penser au laitier de mon épicerie. Il a quitté son village, quelque part loin dans le Nord, pour rejoindre l'armée avant de s'aventurer dans les kibboutz en Israël et sur les routes de la Jordanie, du Liban, du Sénégal. Il a travaillé dans ces pays pendant de longues années avant de choisir de rentrer au Québec pour le plaisir de nous sourire quand nous hésitons devant le rayon de yaourts: 2 %, 10 %, 0 %, à la vanille, nature, au citron... petit format, format moyen, points bonis, en promotion...

La Charte me fait penser également au couple vietnamien qui était heureux de s'asseoir à côté de moi dans l'avion parce que la femme, me considérant comme des siens, a relevé l'accoudoir et déposé sa tête sur mes cuisses. Au Viêtnam, ils étaient des entrepreneurs aisés avec des serviteurs, des bonnes, des employés. Ils ont tout vendu récemment pour venir s'établir au Québec avec leurs enfants.

La Charte me fait penser à la fois où j'ai spontanément dit à un public de 400 Français que je venais du même pays que Dany Laferrière qui était assis à ma gauche. J'ai même ajouté que nous étions presque voisins et que s'il me le permettait, j'irais couper son gazon parce que je le vénérais.

La Charte me fait penser à cette conversation que j'ai eue avec un ami japonais qui a un pied-à-terre aux États-Unis, en Chine, en France et ailleurs. Il m'a demandé de lui donner une raison qui pourrait influencer sa décision d'acheter sa résidence principale au Québec. Il avait besoin que je confirme son impression d'avoir trouvé son havre de paix.

La Charte me fait penser au livreur de poulet qui venait à mon restaurant une fois par semaine. Il nous montrait fièrement les photos de ses filles en spectacle à leur école, des photos qu'il envoyait à sa mère restée en Afghanistan pour prendre soin de ses autres frères et soeurs.

J'ai dit «la Charte» mais, en fait, ce sont les discussions autour de la Charte qui me rappellent ces moments du quotidien. Ils ne sont pas répertoriés ni notés et, pourtant, ce sont ceux qui donnent cette couleur si particulière et si précieuse à ce pays. Peut-être que la beauté du Québec se trouve dans ce que nous ne discutons pas. Peut-être la beauté ne se discute-t-elle pas?

- Kim Thúy

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Kim Thúy 

«Enfin!»

«Il était temps!» C'est la première chose que nous lance Nabila Ben Youssef au bout du fil. Nous l'avons jointe en France, où elle tâte le terrain pour son spectacle, Drôlement libre, qui a connu un bon succès critique au Québec. 

Plutôt étonnant de constater que la plupart des sujets qu'elle aborde dans ce spectacle, qui a pris naissance dans ses grandes lignes en 2006 au Festival du monde arabe de Montréal, tombent pile-poil avec l'actualité des dernières semaines.

Laïcité, égalité homme-femme, signes religieux, tout y est. 

«Ça fait longtemps que j'attends une telle demande pour la laïcité, dit-elle. On n'est pas dans un Québec laïque, la laïcité n'est pas respectée, ce sont des questions que je me posais. La Tunisie était plus laïque que le Québec à l'époque où j'y étais! Là, elle ne l'est plus. C'est pour ça que je ne retourne pas en Tunisie, parce que je ne veux pas voir toutes ces femmes voilées. Ça me met en colère, la montée de l'islamisme.»

De la France, elle suit de près ce qui se passe ici. «J'ai été très choquée de voir la manifestation contre la Charte. Je n'aurais jamais cru voir cela au Québec! Avec ou sans voile, le problème chez les immigrants, et surtout chez les Arabes, c'est le taux de chômage. Il y a déjà une discrimination. Avec cette manifestation, ça va augmenter encore plus maintenant, parce que leur discours, ça donne la chair de poule.»

Nabila Ben Youssef est catégorique: «La laïcité, c'est la liberté de religion, mais chez toi. C'est ce qu'on oublie de préciser. Ça ne me concerne pas, moi, ta religion! Qu'on me traite de raciste, je m'en câlisse! Il faut respecter le lieu et les valeurs des gens quand on est chez eux. On se considère québécois du moment où on adopte les valeurs québécoises, parce que si tu restes juste avec tes habitudes à toi, tu ne peux pas te considérer comme québécois. Je les trouve tellement arrogants. Laïcité «ouverte»? Je ne comprends pas cette notion. Le gouvernement a décidé à ma place que le voile fait partie de ma culture. Moi, ça me fait rire. Parce que ça fait une éternité que le voile, pour moi, est un signe politique, pas culturel ou religieux.»

Ces prises de position tranchées ont valu à l'humoriste bien des ennuis. Des plaintes et des menaces, elle dit en recevoir tous les jours depuis la présentation de son spectacle, à ses frais, au Gesù en 2010, puis au Saint-Denis en 2011. C'est peut-être ce qui explique pourquoi les diffuseurs n'ont pas été très preneurs pour ce show, et ce qui l'oblige à tenter sa chance en France, parce que, dit-elle, elle doit travailler. 

«En France, je réalise que le Québec est évolué à tous les niveaux, socialement, économiquement, culturellement, artistiquement, mais pas en ce qui concerne la laïcité. Cette charte n'est pas parfaite, mais elle sert à faire un débat. J'espère que le gouvernement va écouter les critiques, qu'on parlera plus de laïcité, qu'on changera de position sur le crucifix, mais il faut régler ce problème-là.»

- Chantal Guy

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Nabila Ben Youssef 

«Ridicule et dangereux»

La première réaction de l'artiste montréalais - qui est l'incarnation même de la diversité (il est juif, anglophone et gai) - a été de se moquer du projet de Charte des valeurs québécoise. «Quand j'ai vu les pictogrammes des tenues vestimentaires qui étaient acceptées, je me suis dit que c'était une farce», raconte Josh Dolgin. Mais ce sentiment de dérision a vite cédé la place à la colère.

«C'est ridicule et dangereux, estime-t-il. Nous sommes tous égaux, mais nous sommes tous différents. Pourquoi nous devons tous nous ressembler? Cest quoi cette idéologie raciste? L'idée même que quelqu'un décide ce qui est un signe religieux ostentatoire me dégoûte. Même si je ne suis pas pratiquant, je crois que les gens devraient être libres d'exprimer leurs croyances, en autant qu'ils ne fassent de mal à personne. Qu'ils portent un chapeau ou un foulard, je m'en fous!

«Le message qu'on envoie à la population est que s'ils veulent servir leur pays ou leur communauté, mais qu'ils ont des croyances ou une foi religieuse qui s'expriment par des signes visibles, ils seront exclus ou congédiés. Ces gens-là ne se reconnaîtront jamais dans l'appareil étatique! Au nom de quoi? D'une idéologie chrétienne. Ça, c'est normal. On nous dit que c'est notre culture, notre patrimoine. Eh bien, non. Notre patrimoine, ce sont les Premières Nations, pas cette culture coloniale française!»

Le chanteur n'a pas l'intention de rester les bras croisés. Pendant sa série de spectacles, cet automne, il n'exclut pas la possibilité de porter une immense croix de David autour du cou, ou même un hidjab. Pour le principe de la liberté.

«Je suis bilingue et fier d'être québécois. Montréal est un trésor à cause de cette liberté qui fait que nous pouvons être qui nous sommes. C'est une ville d'idées, de croyances, d'histoires, de langues, de voix et de couleurs différentes, et c'est très bien.»

- Jean Siag

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Socalled (Josh Dolgin)

Le sentiment de rejet

Il y a beaucoup de choses qui me dérangent avec cette charte. D'abord, ce terme de «valeurs québécoises», au lieu de laïcité, ce qui aurait mieux passé. Je pense qu'aucun gouvernement n'a le droit de dicter ses valeurs à un peuple. Il n'y a pas de charte des valeurs américaines, françaises, italiennes... Pour moi, ça ressemble davantage à des valeurs péquistes!

Ensuite, comme fils d'immigrants, je me sens rejeté. Lorsque je vois un ministre présenter un tableau avec des pictogrammes montrant ce qui est acceptable - une petite croix, une bague... - et ce qui ne l'est pas, ça me fait très peur. Car ça ouvre la porte à l'intolérance. C'est dangereux, parce que les racistes vont pouvoir dire: «Enlève ton foulard, c'est écrit dans la Charte!» Ce n'est pas tout le monde qui va comprendre que ça ne vise que certains employés de la fonction publique.

Qui plus est, comment un gouvernement minoritaire peut-il arriver avec un tel projet, sauf à des fins électoralistes? Comme si c'était LA priorité des Québécois, que les gens avaient discuté valeurs et religion tout l'été!

C'est une fausse image du Québec et surtout de Montréal, une ville cool, ouverte, tolérante. Et c'est normal que Montréal ne soit pas comme le reste du Québec. Paris n'est pas comme le reste de la France, New York est différent du reste des États-Unis.

Finalement, c'est injuste envers la communauté musulmane, en majorité francophone, qui est probablement celle qui s'est le mieux intégrée à la culture québécoise au cours des dernières années Je ne suis pas totalement contre une charte sur la laïcité, mais pas celle-ci. Le gouvernement doit refaire ses devoirs.

- Steve Galluccio

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Steve Galluccio