L'ironie à l'état pur. La semaine dernière, Pierre Marchand, président section musique du Groupe Archambault, une filiale de Quebecor, regrettait que le gala de l'ADISQ ne reflète pas assez les goûts du public. Il a dit envisager la création d'un gala concurrent, plus «populaire», depuis le retrait de Quebecor du conseil d'administration de l'ADISQ (et, par conséquent, l'exclusion de ses artistes de la prochaine course aux Félix).

Dimanche, le gala de l'ADISQ a couronné Ginette Reno, l'artiste populaire archétypale, de trois Félix, dont deux déterminés par vote du public (en plus d'un quatrième trophée, remis la semaine dernière). Qui l'interprète de L'essentiel a-t-elle remercié en premier, lorsque Louis-José Houde lui a remis en mains propres le prix de l'album populaire de l'année à la salle Pierre-Mercure du centre...Pierre-Péladeau? Non, pas Richard Bergeron (ça, c'est le maire Tremblay). Pierre Marchand lui-même, qui lui a décerné au nom du Groupe Archambault un disque platine trois semaines seulement après la sortie de Fais-moi la tendresse.

Le même Pierre Marchand qui milite en faveur d'un gala plus populaire. On comprend mal pourquoi, d'ailleurs. Quatre des 11 lauréats du gala de l'ADISQ ont été choisis par le public, sans compter ceux déterminés par des jurys professionnels ET les ventes de disques (qui comptent pour 40% du résultat). À la lumière du palmarès de dimanche, l'argumentaire de M. Marchand ne tient pas la route.

Avec une quatrième catégorie populaire ajoutée cette année (groupe de l'année), le gala de l'ADISQ ressemble de plus en plus à ce «gala Artis de la musique» souhaité par Pierre Marchand. La grand-messe de la musique québécoise devient progressivement un concours de popularité, bradant en chemin la crédibilité de ses prix. Bientôt, un Félix ne vaudra plus que son pesant de placage simili or.

Les concours de popularité ne témoignent que d'une seule chose: la popularité. Or, les galas comme celui de l'ADISQ sont censés témoigner de la qualité. Popularité n'exclut pas qualité, ni le contraire d'ailleurs, mais ce sont deux choses distinctes.

On ne détermine pas l'Oscar du meilleur film par sondage téléphonique. Pourquoi devrait-on choisir des lauréats du gala de l'ADISQ par suffrage au comptoir Lise Watier d'une pharmacie Jean Coutu?

Par volonté de plaire au plus grand nombre, l'ADISQ ajoute de nouvelles catégories populaires à son gala principal, au détriment de «vraies» catégories reléguées à son «autre» gala. Pis encore, l'ADISQ nous offre en point d'orgue de sa soirée strass et paillettes annuelle pas moins de trois prix déterminés par vote du public (interprètes et chanson populaire de l'année).

Le crescendo d'un gala devrait être, il me semble, son prix le plus prestigieux. Le film de l'année, la chanson de l'année. Pas au gala de l'ADISQ, il faut croire. Après les prix de la popularité «Lise Watier/Jean Coutu» (tels que plogués par Mitsou) décernés à Nicola Ciccone et Ginette Reno, on a remis celui de la chanson populaire «Rogers» de l'année (50 cents par appel) à Fais-moi la tendresse. Pas de farce.

Lorsqu'on voudra, dans 20 ans, se souvenir de LA chanson québécoise de 2009, on trouvera mention dans les archives non pas de Beau comme on s'aime de Yann Perreau ou de Réverbère d'Ariane Moffatt, mais de Fais-moi la tendresse de Ginette Reno, bouillie sirupeuse involontairement comique composée par Didier Barbelivien. «Je vais pouvoir mourir après», a déclaré la toujours sympathique Ginette Reno en allant cueillir son ultime trophée. J'ai voulu mourir moi aussi.

Si le gala de l'ADISQ est devenu un concours de popularité, pourquoi, dites-vous, Pierre Marchand se plaint-il qu'il n'est pas assez populaire? M'est avis qu'il s'agit d'un faux-fuyant. Pour détourner l'attention des véritables raisons qui ont poussé Quebecor à quitter le conseil d'administration de l'ADISQ l'été dernier, Pierre Marchand ressort l'excuse pratique du «mépris pour les artistes populaires», servie à toutes les sauces, de tout temps, par le groupe de Pierre Karl Péladeau. Un prétexte parfait pour faire oublier l'essentiel: Quebecor ne veut pas payer sa part.

Le noeud du litige qui oppose Quebecor à l'ADISQ se trouve dans la manière de faire face à la chute des ventes de disques. La grande majorité des membres de l'ADISQ favorise une réglementation de l'internet, afin notamment de permettre une rémunération équitable des artistes au moyen de redevances puisées à même les bénéfices des fournisseurs d'accès internet (dont Vidéotron). Quebecor s'y oppose farouchement.

La semaine dernière, Pierre Marchand brandissait la menace d'un gala concurrent à celui de l'ADISQ (diffusé à TVA plutôt qu'à Radio-Canada). «Ça se discute. Ce n'est pas étranger à notre culture d'entreprise», a-t-il confié à mon collègue Alain Brunet.

Ce qui n'est pas non plus étranger à la culture d'entreprise de Quebecor, c'est l'affrontement. En prenant ses artistes en otages et en tentant de se faire passer pour victime (!), Quebecor souhaite diviser le petit milieu de la musique québécoise, où il est déjà omniprésent par ses sociétés de production (Musicor), de distribution (Sélect) et de vente au détail (Archambault). Afin de mieux régner, évidemment.

En retirant ses billes de l'ADISQ, Quebecor met une pression énorme sur l'Association de producteurs, qui sait pertinemment qu'elle ne pourra faire sans les Marie-Mai, Renée Martel, Zachary Richard et autres Marie-Élaine Thibert à son prochain gala annuel. La vitrine exceptionnelle pour la musique québécoise qu'est le gala de l'ADISQ, malgré ses compromis populistes, pourrait ne pas s'en remettre.

L'ultimatum de Quebecor, passé maître dans les jeux de bras de fer, n'est à l'avantage de personne, ni dans la société québécoise ni dans le milieu de la musique, fragilisé comme jamais par le nouveau contexte technologique et économique. L'équilibre de notre industrie musicale est précaire. Qu'un fier-à-bras menace de tout mettre à sac pour son propre profit est non seulement regrettable, mais lamentable.