Quand, après la Deuxième Guerre mondiale, Paris reprend sa place de capitale de la «République des lettres», les éditeurs montréalais, qui avaient vécu de la réédition des grands classiques français pendant le conflit, doivent se reconvertir à la dure réalité d'un marché étroit, totalement dominé par les institutions et quelques libraires-grossistes.

Le peuple toutefois - enfin, la partie du peuple qui sait lire - réclame toujours ses romans «à 10 cennes», version locale des pulp fictions américains. Ici, en 32 petites pages papier journal, le héros traque le méchant sur trois continents avant de réitérer à l'héroïne sa promesse de mariage.

À partir de 1947, l'imprimeur et éditeur Edgar Lespérance contrôle ce secteur du marché avec une quinzaine de titres dont les plus importants, écrits par Pierre Daigneault alias Pierre Saurel, étaient les aventures d'Albert Brien, «détective national des Canadiens français» et celles de l'agent IXE-13, «l'as des espions canadiens».

«C'était la littérature du moment: on imprimait chaque semaine 10 000 copies de chaque titre. Les gens attendaient les camions devant les kiosques à journaux», se rappelle Pierre Lespérance, qui est «tombé dedans» quand il était petit. Un demi-siècle plus tard, ce diplômé en commerce du Mont-Saint-Louis a toujours ses bureaux à l'intersection d'Amherst et Viger où l'on célèbre cet automne le 50e anniversaire des Éditions de l'Homme.

«Mon père faisait distribuer ses publications par La Presse, La Patrie et Le Petit Journal dans plus de 1500 points de vente, juste à Montréal; il a jeté les bases de la grande distribution.» Des presses de l'Imprimerie judiciaire sortent aussi la revue de combat Cité libre, animée par Pierre Elliott Trudeau, et l'hebdomadaire Vrai, dirigé par Jacques Hébert.

Jacques Hébert y pourfend inlassablement le gouvernement de Maurice Duplessis et la justice québécoise à la suite de la condamnation à mort, sans preuve directe, du prospecteur Wilbert Coffin qui sera pendu en février 1956 pour le meurtre de trois Américains. Au début de 1958, Hébert écrit Coffin était innocent, un brûlot qu'il décide de publier lui-même. En se tournant naturellement vers Edgar Lespérance pour l'imprimer. Les Éditions de l'Homme sont lancées avec fracas; comme IXE-13, Coffin était innocent est «en vente partout». Au prix de un dollar...

Le succès des Insolences

Malgré le «succès foudroyant» de Coffin, Jacques Hébert se voit bientôt dans l'obligation de céder à Edgar Lespérance la marque «Les Éditions de l'Homme» où il reste toutefois en tant qu'éditeur (salarié).

En novembre 1959, deux mois après la mort de Duplessis, Le Devoir publie une lettre du «Frère Un Tel» qui, au-delà de la piètre qualité du français parlé par les jeunes, dénonce avec force le système d'éducation de la province. Hébert, toujours aux aguets, débusque le frère Pierre-Jérôme (Jean-Paul Desbiens) à Chicoutimi et le convainc d'écrire un livre.

Malgré l'interdiction du provincial des Frères des écoles chrétiennes, Les Insolences du frère Untel sort en septembre 1960, le jour même de la rentrée scolaire! Dix-sept milles copies s'envolent en 10 jours! Pierre Lespérance n'a pas oublié le tourbillon: «On travaillait jour et nuit pour fournir à la demande. On en a vendu plus de 100 000 en six mois: Les Insolences a été le premier best-seller de l'édition québécoise. Mais les libraires nous regardaient de travers...»

À l'époque, le Québec compte une centaine de libraires dont les deux tiers se consacrent aux manuels scolaires; les livres didactiques représentent la moitié des ventes au détail et le livre d'ici compte pour seulement 10 % des ventes (contre 40 % aujourd'hui) (1). Pas surprenant que le libraire grimace quand il voit la tabagie d'en face vendre par milliers des «livres à une piasse».

«C'était la marque de commerce de la maison mais quand le Dr Lionel Gendron est arrivé avec Qu'est-ce qu'une femme? (1961), un livre de 360 pages, ça ne marchait plus. Mon père a réglé la question en publiant deux tomes... à 1 $.» Cette année-là, l'Homme publie aussi Agaguk d'Yves Thériault, son premier titre littéraire.

Jacques Hébert part la même année pour aller fonder les Éditions du Jour. Sur le même modèle populaire que les Éditions de l'Homme, où il est remplacé par Alain Stanké.

Entre-temps, Pierre Lespérance a pris la direction de l'entreprise de son père, mort en 1964 à 55 ans. «Les affaires avaient ralenti, surtout du côté des romans à 10 sous que les gens, plus instruits et plus exigeants, commençaient à délaisser. J'ai acheté une affaire qui avait grand besoin d'investissements...»

Snobé par les éditeurs littéraires

En 1967, Pierre Lespérance n'a pas 30 ans. Il modernise les équipements, rajeunit le personnel, améliore le système de distribution et concentre l'édition sur le livre pratique, les ouvrages de vulgarisation et les documents politiques comme Option Québec de René Lévesque (1968). Quand arrivent les années 70, des programmes d'aide sont en place et l'homme est prêt: «C'est là qu'on a commencé à vendre des livres pour vrai...»

- Comment étiez-vous perçu par le milieu ?

- Je n'étais pas accepté par les éditeurs littéraires...

- Certains vous traitaient de «vendeux de livres»...

- Ça ne m'a jamais atteint. Je n'ai jamais eu honte de vendre des livres pratiques qui touchent tout le monde. Mais comme je n'étais pas dans la grande culture, je me tenais low profile...

Low profile à la barre de son voilier, au volant de sa Maserati et devant le kiosque de l'Homme à Bruxelles ou à Francfort, pendant que les autres éditeurs s'entassaient dans celui du Québec.

Tout, en tout cas, pour plaire à Pierre Péladeau, fondateur du Journal de Montréal et de Quebecor qui, déjà en 1971, avait pressenti Lespérance... qui vendra finalement au fils, Pierre-Karl, 25 ans plus tard. «J'approchais de 70 ans et je me disais que le moment était peut-être venu d'assurer l'avenir de mes maisons. Je les ai vendues à une famille d'ici qui avait toujours montré de l'intérêt pour notre entreprise.»

Des «livres à une piasse» à l'empire de 10 milliards, que laissent les Éditions de l'Homme, après 2500 titres et 25 millions de copies vendues?

«Nous avons propagé le goût de la lecture partout au Québec et la grande distribution a aidé tous les secteurs de l'édition.»

(1) L'édition au Québec de 1960 à 1977 d'Ignace Cau, MAC, 1981.

1958

Le journaliste-globe-trotter Jacques Hébert fonde les Éditions de l'Homme dont l'imprimeur, Edgar Lespérance, devient bientôt l'unique propriétaire; Les Insolences du frère Untel (1960) s'avère le premier best-seller québécois.

L'abbé Pierre parle aux Canadiens de l'abbé Pierre (1959)

Jean Narrache d'Émile Coderre (1965)

Jacques Hébert lance les Éditions du Jour (1961).

Fondation d'Hurtubise HMH et de Leméac (1960), et du Boréal Express (1963).

Rapport Bouchard sur le commerce du livre (1963)

1967

Pierre Lespérance achète les entreprises de son défunt père et les regroupe sous l'enseigne Sogides; l'édition montréalaise est en pleine expansion: les ventes de livres québécois augmentent de 60%entre 1964 et 1969.

Un simple soldat de Marcel Dubé (1967)

Le guide de l'auto de Jacques Duval (1967)

Une saison dans la vie d'Emmanuel de Marie-Claire Blais (Éditions du Jour) remporte le prix Médicis (1966).

1971

Sogides s'internationalise grâce à une entente de distribution avec Marabout 30 nouveaux titres par mois et avec le belge Vander qui ouvre le marché européen où les Éditions de l'Homme exportent 150 000 livres en 1972.

Encyclopédie des antiquités du Québec de Michel Lessard (1971) : remis à jour en 2007.

Comment nourrir son enfant de Louise Lambert-Lagacé (1974) : 31 000 copies dans le monde.

Le Conseil supérieur du livre dénonce "l'implantation tentaculaire" du français Hachette au Québec (1969).

Politique québécoise du livre (1971)

L'édition québécoise explose: fondation des Éditions La Presse (1971), Québec-Amérique (1974), Stanké, Libre Expression (1975); VLB Éditeur (1976).

1989

Après des années plus tranquilles, les acquisitions successives des maisons Les Quinze, VLB Éditeur et l'Hexagone amènent Pierre Lespérance à mettre sur pied Ville-Marie Littérature (1990). Chez l'Homme, Jacques Salomé commence, avec Parle-moi, j'ai des choses à te dire, sa marche-record: 39 traductions, 1,3 million de livres vendus.

Le second souffle de Diane Hébert (1986)

Père manquant, fils manqué de Guy Corneau (1989): traduit en 10 langues, 195 000 copies.

Le matou d'Yves Beauchemin (QA, 1981) est le premier roman québécois à percer le marché français.

Loi québécoise sur l'industrie du livre (1981).

1998

Les Éditions de l'Homme publient le premier livre canadien composé d'images numérisées: Québec Ville du patrimoine mondial de Michel Lessard. L'édition entre dans l'ère des beaux livres.

René Lévesque Portrait d'un homme seul de Claude Fournier (1993)

Villeneuve Portrait d'un champion de Gianni Giansanti (1998)

Mise sur pied de l'Association nationale des éditeurs de livres (1992).

2005

Pierre Lespérance cède Sogides à la multinationale Quebecor et est nommé à la présidence du groupe Livre du géant québécois qui comprend une douzaine de maisons d'édition.

Cessez d'être gentil, soyez vrai! de Thomas d'Anembourg (2000) : traduit en 17 langues.

Le Guide du vin 25 e édition de Michel Phaneuf (2005)

Julie Couillard Mon histoire (2008) : sortie le 6 octobre.