Dans une rare entrevue, Alice Sebold parle de son nouveau roman, Noir de lune, l'histoire (fictive) d'une femme qui a tué sa mère. C'est elle, le personnage, qui dit, raconte, explique ce crime. C'est elle, la romancière, qui dit, raconte, explique cet accouchement, venu cinq ans après le succès de La nostalgie de l'ange.

Quand on sait que la romancière américaine Alice Sebold accorde très peu d'entrevues, qu'elle a été violée à l'âge de 18 ans et qu'elle ne veut plus parler de ce drame maintenant qu'elle a écrit sur le sujet (dans Lucky, sa biographie), quand on a lu ses livres - dont La nostalgie de l'ange, que Peter Jackson est en train d'adapter pour le cinéma -, qui sont beaux mais graves et torturés, l'idée de l'avoir au bout du fil pour parler de son nouveau roman, Noir de lune (NiL), met des papillons dans l'estomac.

La voix qui s'élève dans le combiné est pourtant non seulement agréable mais enjouée. «Vous entendez ce bruit?! Je change de pièce et je vous reviens. Sinon, nous n'allons pas nous comprendre!» lance-t-elle de l'hôtel parisien où La Presse l'a jointe au mois de juin. Et elle «revient» au bout de quelques secondes. Heureuse d'avoir déjoué les bruyants élans sonores d'un climatiseur en délire. Fin prête à parler de ce livre qui commence par une phrase coup de poing: «Tout compte fait, je n'ai pas eu de mal à tuer ma mère.»

Et vlan! Encore une fois, Alice Sebold frappe dès les premiers mots. Elle avait fait de même avec Lucky - «Le souterrain où je me suis fait violer donnait jadis accès à un amphithéâtre» - et avec La nostalgie de l'ange -«Nom de famille: Salmon, saumon comme le poisson; prénom: Susie. Assassinée à l'âge de quatorze ans, le 6 décembre 1973.»

Une technique? Une recette? Pas du tout. «Ces phrases-là me viennent par accident et ne sont pas, mais vraiment pas, les premières que j'écris», affirme-t-elle. Parce qu'elle écrit beaucoup, Alice Sebold, pendant des semaines, des mois, et même des années - deux, dans le cas de Noir de lune - avant de trouver l'histoire, avant d'entendre la voix de sa narratrice, celle qui va s'imposer, celle qui est «assez forte et assez vraie» pour justifier de vivre avec elle dans la tête et au bout des doigts, pendant... d'autres semaines, mois, années. Lesquels vont mener, eux, au livre publié.

La phrase coup de poing, qui n'assomme pas le lecteur mais le pousse vers l'avant, arrive souvent bien tard dans le processus. C'est simplement la première qui reste. Qui dit beaucoup de ce qui va suivre. En contenu et en ton et en forme.

Retour sur la famille

Noir de lune, donc, suit Helen Knightly. Qui a tué sa mère, comme elle l'avoue d'entrée de jeu. Raconte comment et pourquoi, par l'intermédiaire de retours en arrière. Parce que le présent, lui, ne se déroule que sur 24 heures. Une parenthèse temporelle serrée. «Oui, c'était un défi. Mais c'est ce que je recherche, les défis. La nostalgie de l'ange en était un, aussi: écrire tout un livre du point de vue d'une morte... Bref, je ne veux surtout pas réécrire le même livre. Ici, il y avait le sentiment d'urgence que je voulais exploiter.»

Ce, à travers une histoire de famille. Encore une fois -mais, en effet, sans se répéter: la voix d'Helen n'est pas celle de Susie Salmon ni celle d'Alice (dans Lucky). «Pour moi, il est normal d'écrire sur la famille et les relations familiales, qui sont rarement sereines. C'est de là, d'une famille, que nous venons tous. C'est là que se forme ce que nous sommes, dans le beau comme... dans le moins beau. À mes yeux, la pure fiction n'existe pas.»

Ce qui ne signifie pas que la pure vérité soit, pour elle, matière brute à roman. Ses parents, qui ont lu son livre, ont d'ailleurs vu la distance - «Ce sont des lecteurs intelligents», dit-elle - et aimé. Même sa mère. Pourtant, les relations mère-fille sont, ici, tendues (un euphémisme). Elles l'étaient aussi dans La nostalgie de l'ange. «Il y a un côté sombre dans les liens entre les mères et les filles - comme dans ceux entre les pères et les fils... mais c'est mieux accepté dans le cas des hommes. Parce que les femmes, croit-on, devraient s'épauler. Or, ce n'est pas toujours le cas», constate celle qui dit confronter ses démons en écrivant.

Une confrontation qui se fait le matin, au lever du corps. «Parce que j'ai besoin de m'immerger dans mes personnage, de me laisser guider par la voix narrative.» Et comme ses écrits sont graves, elle ne pourrait mener ce «combat» dans les heures qui précèdent le coucher. «Je dois vivre des choses plus légères avant d'aller au lit!» lance-t-elle.

Et de laisser entendre un rire franc, riche et plein. Alice Sebold, dont le mari est aussi écrivain - «Mais lui travaille de nuit. Nous nous croisons donc quelque part au milieu de la journée!»- ne fait décidément pas mentir la théorie voulant qu'il faut être sain et serein pour traquer les tourments, et les utiliser pour modeler histoires et personnages.