Si je me fie aux premiers résultats, la série sur les Lavigueur devrait être la grande gagnante du gala des Gémeaux demain. J'entends déjà les producteurs reconnaissants remercier la Société Radio-Canada d'avoir pris le risque des Lavigueur et d'avoir eu le courage de mener ce projet atypique à bon port.

Reste que si les producteurs étaient honnêtes, ils remercieraient le ciel ou les dieux du hasard, deux éléments sans lesquels cette série n'aurait probablement jamais vu le jour.

La vraie histoire de cette série est aussi rocambolesque que l'histoire du billet de loterie perdu, puis retrouvé, des Lavigueur.

Le réalisateur Alain Chartrand, celui qui au départ devait réaliser la série, raconte la saga dans son livre - Chartrand, cinéaste - et démontre bien comment la télévision québécoise, celle dont on fêtera le grand professionnalisme demain, brille souvent plus par son improvisation et son incohérence que par sa rigueur et son flair.

Résumons: la petite et vraie histoire de la série sur les Lavigueur commence en 2003, exactement trois ans après la parution du bouquin signé par Yve Lavigueur, mais écrit par Daniel Bertrand, pour les Éditions St-Martin.

Flairant le potentiel dramatique et commercial de l'affaire, deux productrices de chez Locomotion mettent la main sur les droits d'adaptation du bouquin, confient la scénarisation d'une minisérie de six heures à Jacques Savoie et proposent le projet à TQS qui l'achète dans l'euphorie et l'enthousiasme. Ne reste plus qu'à avoir l'aval et l'argent de Téléfilm pour que tout baigne. Problème: Téléfilm refuse de financer le projet qui est reporté d'un an. Puis un an plus tard, nouveau problème: TQS ne veut plus six heures mais douze demi-heures. À contrecoeur, Jacques Savoie reprend ses six heures et se tape le laborieux exercice de les convertir en demi-heures sans se douter, le pauvre, qu'il est en train de travailler en pure perte. En effet, avec la belle cohérence qui la caractérise, TQS change son fusil d'épaule, revient à la formule initiale de six heures avant d'inscrire la série à sa grille de mars 2005. Puis 15 jours plus tard, le projet tombe à l'eau à nouveau. TQS n'a plus d'argent et veut encore reporter le projet d'un an. Les productrices commencent à s'impatienter et font le tour des autres diffuseurs. À Radio-Canada, c'est une fin de non-recevoir en bonne et due forme. Raison? Le projet ne convient pas au public radio-canadien.Ah bon? Les productrices rencontrent plus d'ouverture à TVA, mais le diffuseur manque d'argent. On hésite alors entre une formule amputée de deux heures ou un téléfilm. Finalement, TVA Films opte pour une version cinéma. Jacques Savoie retourne à son ordinateur et rédige le scénario du Millionnaire. Trois ans viennent de s'écouler et l'histoire des Lavigueur a été réécrite, mais surtout réduite, allongée, détournée, triturée, opérée une demi-douzaine de fois avant d'avorter à tout coup.

En clair, personne ne croit au projet et surtout, personne ne peut s'imaginer que deux millions de Québécois pourraient s'y intéresser. Écoeurées de se battre, les productrices passent le flambeau et confient leur enfant mal aimé à deux collègues de la même boîte. Les mois passent sans qu'il se passe quoi que ce soit et puis subitement, comme des astres qui s'alignent et des chiffres gagnants qui sortent du boulier, le projet renaît de ses cendres, avec un nouveau réalisateur, une nouvelle distribution et un nouveau (vieux) diffuseur, nul autre que celui qui, deux ans plus tôt, invoquait le bon goût de son public pour envoyer paître Les Lavigueur. Le reste comme on dit, appartient à la légende.

À 24 heures de la grande fête de la télé, souhaitons que la légende des Lavigueur serve de leçon aux diffuseurs. Souhaitons aussi qu'elle fasse comprendre aux téléspectateurs qui ont suivi les aventures des Lavigueur en grand nombre, que la télé, ce n'est pas un art ni une science. C'est du vidéopoker.