Vingt ans séparent les deux grandes guerres. Vingt années pendant lesquelles le mal a couvé sous la cendre, fomentant son retour, poussant sans bruit ses racines. Est-on toujours floué par l'emportement de la paix retrouvée?

Avec Dans la main du diable, Anne-Marie Garat (récipiendaire du Femina 1992 pour son roman Aden) signait le premier volet d'une ambitieuse fresque sur la portée de l'industrialisation au XXe siècle, industrialisation qui accouchera un jour de l'arme nucléaire. Située en 1913, l'action tournait autour d'une riche famille biscuitière de Paris, les Bertin-Galay, blessée par une guerre qui transformait la dignité en survie. On y suivait, entre autre, les circonvolutions de Gabrielle qui, tel Orphée, descendait aux enfers pour que la joie puisse un jour resurgir des ombres.

Vingt ans plus tard, l'assise des Bertin-Galay s'étale maintenant dans toute la France alors que la machinerie nazie déploie sa superbe. Les enfants qui sourient sur les photos aujourd'hui jaunies de la maison familiale du Mesnil se débattent dans la tourmente des premières révolutions ouvrières et féministes. Ce sont eux qui font désormais l'histoire. En septembre 1933, la jeune Élise attend fébrilement le moment où Virginia Woolf sortira de la Hogarth Press. Elle ne sait pas encore qu'elle a un pied dans la résistance tandis que l'histoire d'Eurydice se répète et que Camille, fille de Gabrielle, devra être sauvée des enfers à son tour dans le camp SA d'Oranienburg, après avoir tenté de confronter le monde du patronat à celui des prolétaires.

Il n'est pas nécessaire d'avoir lu le premier volet de ce colossal projet littéraire de l'auteure qui a des airs de Zola pour se laisser emporter dans ce "fleuve Garat" qui a séduit la critique européenne. L'oeuvre qui remplit déjà ses promesses de renouveler le roman historique présente ici une nouvelle génération de protagonistes qui tentent à nouveau de déjouer l'Histoire. Pour les survivants, issus du premier tome, c'est néanmoins un tocsin d'un passé pas si lointain qui résonne. «C'était hier matin, l'atrocité de cette guerre inédite équarrissant de l' homme à échelle industrielle, leçon inaugurale du siècle si affreuse qu'on n'a pas eu le temps de l'apprendre, de l'épeler, de l'assimiler, elle recommence.»

La fresque de Garat repose sur ce destin en boucle de l'Homme tout en confrontant ses réalisations du meilleur au pire, de l'horreur à l'art, alliant les grands courants de l'époque, de l'urbanisme à la photographie, à sa trame narrative. Cocteau discute sous le porche de la librairie Brazier, Coco Chanel insuffle aux femmes un vent d'audace de ses petits ciseaux d'or et Goering marchande la valeur du sang pour un tableau de Grotz ou de Schiele par l'entremise du tristement célèbre Bruno Lohse. On apprend que le troisième volet de cette formidable marche à travers le siècle couvrira le prélude des bouleversements de mai 68.

L'Enfant des ténèbres

D'Anne-Marie Garat, Éditions Actes Sud, 650p. 39,95$

Dans la main du diable

Éditions Actes Sud (version de poche Babel) 1296p. 21,95$