Les Américains appellent ça le «big payoff.» Suffit de mener une bonne vie et de suivre les préceptes de la religion catholique, et vous voilà assuré d'une place au paradis, juste à la droite du bon Dieu. Afin de marquer les 40 ans de sa pièce Les belles-soeurs, Michel Tremblay retrouve son personnage de Nana. Dans Le paradis à la fin de vos jours, l'alter ego fictif de Rhéauna Rathier- incarnée encore une fois par Rita Lafontaine-prouve qu'elle n'a pas dit son dernier mot, même si elle est au ciel depuis 45 ans.

Je retrouve Michel Tremblay et Frédéric Blanchette dans la salle de spectacle du Rideau Vert. Lorsqu'en mai dernier, le Rideau Vert annonçait que le metteur en scène de Cheech, Couples et du Périmètre avait été choisi pour diriger Rita Lafontaine dans la nouvelle création de Tremblay, j'ai été étonnée. Quelle parenté unit ces deux hommes de théâtre différents par leur génération et leurs sujets de prédilection?

Frédéric Blanchette avoue que sans Michel Tremblay, il n'aurait tout simplement pas fait du théâtre. «Avant de connaître Tremblay, je ne savais pas que cette chose-là, le théâtre, existait. J'aime ses personnages, j'ai l'impression de les connaître et de les comprendre profondément. Sans compter l'importance historique de son théâtre pour la société québécoise», évoque celui qui, à 17 ans, a joué Claude, dans une production amateur du Vrai monde? , avec des copains de la Rive-Sud.

Tous les deux en bermudas, l'air d'être en vacances, Tremblay et Blanchette donnent l'impression d'être sur la même longueur d'onde. Rita Lafontaine m'a d'ailleurs fait remarquer la nette ressemblance physique entre Blanchette et André Brassard. Chez l'auteur des Belles-soeurs, on sent une confiance et un plaisir de confier sa pièce aux mains d'un «p'tit jeune.» «Je suis comme Blanche Dubois, I always rely on the kindness of others», s'amuse-t-il.

Denise Filliatrault est à l'origine de la rencontre des deux hommes. La saison dernière, la directrice artistique du Rideau Vert a demandé à Tremblay de traduire Les grandes occasions, qu'a mis en scène Frédéric Blanchette. Déjà pris par la mise en scène d'Oh les beaux jours! (à l'Espace GO), Brassard a du passer son tour pour Le paradis à la fin de vos jours. Pour marquer les 40 ans des Belles-soeurs, un metteur en scène de la relève serait aux commandes. Quelques courriels plus tard, le travail était enclenché.

«Ce n'est pas moi qui vais montrer à Rita (Lafontaine) comment jouer du Tremblay», lâche Blanchette qui, dans le milieu, est reconnu comme un brillant directeur d'acteurs. «Brassard m'a dit:tu vas voir, Rita a accès à des affaires auxquelles on n'a pas accès.»

C'était en août, au Rideau Vert...

Pour Michel Tremblay et Rita Lafontaine, le temps se prête bien aux souvenirs. Le 28 août, cela fera 40 ans que les Belles-soeurs sont montées sur la scène du Rideau Vert, sortant le joual des cuisines et révolutionnant du même coup le théâtre québécois.

«C'est triste, mais on est obligés de compter toutes les actrices qui sont disparues, des gens comme Luce Guilbault que nous avons adorés profondément. Brassard et moi aussi, nous avons failli partir. Tant de choses se sont passées, depuis 40 ans. On est plus là-dedans que dans les réminiscences. On l'a beaucoup racontée, l'histoire de la première des Belles-soeurs, comment c'était merveilleux», concède Michel Tremblay.

Malgré les disparues, c'est une vivante qui a inspiré la création de cet hommage aux femmes des Belles-soeurs. Rita Lafontaine, sa muse, sa complice depuis 44 ans, sera seule en scène dans la peau de Nana. Une actrice qui, s'amuse à dire Michel Tremblay, intègre un personnage jusqu'au bout des orteils. «Alors qu'on jouait Damnée Manon, sacrée Linda en 1977, Brassard était prof à l'École nationale de théâtre. Il avait invité Rita dans sa classe pour un atelier. Il avait demandé à tous étudiants de regarder les pieds de Rita, pendant qu'elle jouait!»

C'est à Key West qu'il a eu l'idée de créer une pièce pour marquer les 40 ans des Belles-soeurs et les 60 ans du Rideau Vert. On avait quitté Nana, dans Encore une fois si vous le permettez, au moment où elle s'était installée sur sa chaise favorite et portait des ailes qui la feraient voler jusqu'au ciel.

«La rencontre avec Rita a été un des grands cadeaux de ma vie, tout comme celle avec Brassard. Si je ne l'avais pas rencontrée, je ne serais pas l'auteur que je suis, comme elle ne serait pas l'actrice qu'elle est. En vieillissant, on pense beaucoup aux hasards des rencontres», dit Michel Tremblay, qui estime donner aujourd'hui à ses personnages de femmes une conscience qu'elles n'avaient pas au début.

Les Germaine Lauzon, Marie-Ange Brouillette, Rose Ouimet et toutes celles qui collaient des timbres GoldStar crachaient des accusations cinglantes. Tandis que Nana, du haut du ciel, condamne encore, mais réfléchit aussi énormément.

«Quand on est naïf, on pense qu'en étant assis à la droite de Dieu au paradis, on peut lui tirer sur la manche. Mais si cinq milliards de personnes sont mortes avant moi, je risque d'être loin, à la droite de Dieu! J'ai pensé que Nana, avec le sens critique qu'on lui connaît, se retrouvait au ciel depuis 44 ans mais n'avait jamais vu Dieu, parce qu'elle était trop loin. C'est la première idée de la pièce, qui provient de mes propres questionnements d'enfance sur la religion catholique.»

Frédéric Blanchette, qui est né quelques années après la première des Belles-soeurs, a lui aussi été marqué par l'imagerie catholique, même si son enfance n'a évidemment pas été marquée autant par la religion.

«La vision du ciel, aujourd'hui, est toujours aussi floue et remplie de questions. Oui, le pouvoir religieux s'est estompé, mais certains mythes n'ont pas été remplacés.

«C'est ridicule d'avoir fourré le monde pendant 2000 ans avec cette imagerie-là, poursuit Michel Tremblay, qui trouve une beauté dans ces mythes qui ont peuplé son enfance. On s'en moque affectueusement, parce que ce sont des histoires absurdes en lesquelles les gens croyaient.»

Pendant l'entrevue, Michel Tremblay nous montre des photos de sa grand-mère, morte d'une indigestion de blé d'Inde, en train de déguster les épis fatals qui l'ont achevée. Une autre femme qui a nourri le théâtre et l'imaginaire de Tremblay. Même au ciel, leur histoire continue et leurs paroles retentissent. C'est ça, leur paradis à elles.

Le paradis à la fin de vos jours, texte de Michel Tremblay, mise en scène de Frédéric Blanchette, du 12 août au 6 septembre au Théâtre du Rideau Vert.