Il y a trois ans, la cinéaste Léa Pool ne savait pas trop quoi penser de tout ce rose qui envahissait l'espace public au nom de la lutte contre le cancer du sein. Elle avait des amies qui étaient mortes du cancer du sein, faisait des mammos régulièrement, mais n'avait jamais marché pour la cause. L'appel d'une productrice de l'ONF, a tout changé, la poussant à enquêter sur l'industrie du ruban rose et à faire un film, comme un pavé jeté dans la mare rose.

Croire. Se battre. Gagner. Voilà, en trois mots, la devise de la Fondation du cancer du sein du Québec, une devise universellement partagée par tous les organismes impliqués dans cette cause chérie qui récolte des millions par année. Mais des voix discordantes commencent à s'élever contre cette belle unanimité, surtout des voix américaines dont les propos d'une lucidité douloureuse ont été repris par la cinéaste Léa Pool.

Le résultat, c'est L'industrie du ruban rose, un documentaire-choc de 97 minutes, qui sera lancé le 3 février dans cinq salles au Québec, 40 salles au Canada et, en avril, aux États-Unis avec le distributeur First Run. Ici comme ailleurs, le film ne manquera pas de donner envie à plusieurs femmes de descendre dans la rue, mais avec un brassard noir plutôt qu'avec un ruban rose.

«Avec des devises comme croire, se battre, gagner, dit la cinéaste rencontrée cette semaine dans un café du Vieux-Montréal, on glorifie les survivantes et on nie celles qui n'ont pas survécu, comme si tout cela était une question de mérite. Mais il n'y a aucun mérite. Chaque année, il y a des milliers de femmes qui meurent du cancer du sein, pourtant dans toutes les marches auxquelles j'ai assisté et que j'ai filmées, elles n'existent pas. À San Francisco, ils ont annoncé une minute de silence pour les victimes. J'avais un chronomètre, la minute a duré 15 secondes et la musique dansante est revenue à plein volume.»

Des profits sur le dos d'une maladie

Dire que Léa Pool est en colère serait mentir. La colère, les crises de nerfs, ce n'est pas le genre de cette cinéaste d'origine suisse à la voix douce qui a signé des films sensibles et intimistes comme La femme de l'hôtel, Anne Trister, Emporte-moi et Maman est chez le coiffeur.

Pas plus colérique qu'elle n'est militante, Léa Pool n'a pas immédiatement adhéré à la proposition de la productrice de l'ONF, Ravida Din, de réaliser un documentaire sur l'industrie du ruban rose qui brasserait la baraque.

«Je voulais me renseigner sur le sujet avant, dit-elle. Or dès que j'ai lu le livre de la canadienne Samantha King Pink Ribbons, Inc, puis l'article Welcome to Cancerland, de l'auteur et critique sociale Barbara Ehrenreich, j'ai vu tout le potentiel du sujet. En même temps, je ne cherchais pas à ne prêcher qu'à des converties. Je voulais aussi donner la parole à toutes ces femmes qui croient à la force de cette culture du ruban rose. Ce que je voulais leur montrer, c'est comment une cause noble et nécessaire, née et portée par une grande solidarité féminine, a été récupérée par les grandes entreprises pour redorer leur image. Ce qui m'intéressait, c'était le Inc. ou, si vous voulez, comment les entreprises font des profits sur le dos d'une maladie, devenue une cause chérie, notamment parce qu'elle n'est pas liée à des mauvaises habitudes de vie comme la fumée ou le sida. La cause principale du cancer du sein, c'est d'être une femme.»

En allant filmer les marches de solidarité à San Francisco, ce qui a la plus frappé la cinéaste, c'est la tyrannie de la bonne humeur dans ces événements peints en rose, où le mot cancer ne clignote nulle part, où une musique exagérément jovialiste enterre toute question ou débat, où l'on vend du vent et des illusions sous couvert d'espoir.

«Les femmes font tout le travail. Elles marchent, elles ramassent de l'argent. Pour pouvoir participer aux événements du ruban rose, elles doivent récolter chacune 1800$. Or, au bout du compte, tous ces efforts et tout cet argent ramassé à la sueur de leur front vont servir des pharmaceutiques qui vont pouvoir produire des médicaments dont la recherche ne leur aura rien coûté. On a beau dire que le phénomène est américain et qu'au Québec, c'est différent, c'est partout pareil, plaide Léa Pool, J'étais à la marche de Pharmaprix à Montréal. C'était exactement le même set-up. Les tentes louées étaient identiques aux tentes de San Francisco. C'était du copier-coller. Idem lorsqu'on demande à des actrices d'ici de poser les seins nus dans des magazines comme le font des vedettes d'Hollywood. Je ne vois vraiment pas en quoi exhiber leurs seins fait avancer quoi que ce soit, à part évidemment les ventes des magazines.»

Pour son documentaire, Léa Pool a interviewé un vaste éventail de femmes, depuis la présidente de la plus importante fondation américaine (Komen for the Cure) jusqu'à un groupe de victimes en phase terminale, en passant par des militantes, des féministes, des esprits critiques et caustiques. Elle a aussi retrouvé Charlotte Haley, une vieille dame avec une longue lignée de cancers dans sa famille. En 1992, inspirée par les rubans rouges contre le sida, Charlotte bricole dans sa cuisine des rubans pêche qu'elle distribue dans les épiceries locales avec un carton où l'on peut lire: «Le budget annuel du National Cancer Institute est de 1,8 milliard de dollars; seulement 5% de cet argent va à la prévention du cancer. Aidez-nous à réveiller nos législateurs enportant ce ruban».

Contactée par le magazine Self et par la direction des cosmétiques Estée Lauder qui veulent s'associer à sa campagne et reproduire son ruban, Charlotte les envoie promener en leur lançant: «Je n'ai rien à gagner avec vous. Tout ce qui vous intéresse, c'est de vendre vos produits!»

Les avocats d'Estée Lauder se penchent sur l'affaire et décrètent qu'il n'y a qu'une façon de contourner le problème: changer la couleur du ruban. Après moult réunions et rencontres de groupes cibles, c'est le rose, mignon, féminin et rassurant, qui l'emporte. Et c'est ainsi que, bien malgré elle, Charlotte Haley a contribué à la naissance d'un symbole et de son industrie.

Contre les dérapages

«Dans mon film, je ne dis pas que tout ce qui est lié au ruban rose est croche et corrompu, ajoute Léa Pool. Il y a de l'argent qui est ramassé pour la recherche et ça, personne ne peut être contre. Mais j'en ai contre les dérapages. Contre le virage rose d'Ultramar, qui verse 1 cent, une somme ridicule, pour chaque litre d'essence suprême acheté pendant le mois d'octobre en occultant le fait que le cancer du sein est lié en partie à la pollution de l'environnement par les pétrolières. Ou contre Poulet frit Kentucky et ses seaux roses. En principe, le seau rose a été lancé pour introduire une nouvelle ligne de poulet grillé plus sain. N'empêche que ce que PFK vendait dans ses seaux roses, c'était surtout du poulet frit, pas exactement très bon pour la santé. Et que dire des polluants dans les cosmétiques? Tout cela participe au sentiment qu'on est en train de se faire avoir. Moi, ce que je dis, c'est attention: ne soyons pas naïves et posons des questions!»

Léa Pool ne sait toujours pas ce qui cause le cancer du sein ni pourquoi une femme sur huit en sera atteinte alors qu'il y a 40 ans, c'était une femme sur vingt-deux. Elle sait seulement ce qu'il faut faire pour corriger le tir et mettre fin au cynisme.

«Nous devons exiger plus de transparence des organismes qui collectent les fonds, plus de coordination et moins de compétition des laboratoires de recherche. Faire pression pour qu'une part plus importante de fonds aille à la prévention. Faire attention au vocabulaire et démontrer plus de respect envers celles qui ne gagneront pas le combat. L'espoir pour moi, ce n'est pas de tout peindre en rose et de se mettre un ruban rose sur les yeux pour ne pas voir la réalité. L'espoir, c'est de poser des questions et de lancer le débat.»

Le message a été lancé. Espérons qu'il sera entendu, compris et propagé.