Le carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns m'emplit chaque fois du même sentiment d'euphorie paisible. Le thème de l'Aquarium. Des notes comme des gouttes de pluie fine sur un instrument de verre. Une musique éthérée, élégante, me renvoyant à des souvenirs vifs de cinéphile. Ceux, impérissables, du Festival de Cannes.

La première fois, j'avais 27 ans. J'étais critique de cinéma, dans ces pages, depuis moins d'un an. Je me souviens quand Daniel, mon patron, m'a annoncé la nouvelle: «Tu t'en vas à Cannes.» Cette impression de vertige. De montagne à gravir. De privilège immense. Saurais-je être à la hauteur?

Je me suis retrouvé au Festival de Cannes comme un enfant dans un magasin de bonbons. Le plus grand, le plus fabuleux, le plus extraordinaire des magasins de bonbons. Je ne savais où donner de la tête. Heureusement qu'il y avait Odile, grande soeur maternante, pour me guider et m'apprendre le métier.

Je me souviens du goût du thé glacé aux pêches de la salle de presse. Du chemin que j'empruntais tous les matins, à la hâte, de l'hôtel Embassy jusqu'au Palais des festivals, par la Croisette. À l'heure où les oiseaux de nuit ont à peine quitté leurs boîtes, en bordure de plage. Je me souviens d'un cocktail, sur la terrasse du toit du Martinez, lieu de toutes les rencontres, où j'avais entrevu Vanessa Paradis et Romain Duris. Ou était-ce Melvil Poupaud? Je ne sais plus. Il n'y eut pas d'autre cocktail. Pas pour moi, en tout cas.

Les gens imaginent le Festival de Cannes comme une série de fêtes glamoureuses et de martinis sur la plage, entrecoupée de projections de films. Il y a dans les faits deux Cannes. Je l'ai appris rapidement. J'ai hébergé quelques jours Charlotte, une amie française descendue de Paris. Elle rentrait à l'heure où je partais. Elle partait à l'heure où je rentrais. Nous nous sommes à peine croisés. Elle faisait la fête. Je n'avais pas ce loisir.

Je ne suis pas très martini. Je suis, en revanche, très film. J'ai été servi. Une diète de trois, parfois quatre films par jour, pendant une quinzaine. La crème de la crème. Des conférences de presse et des reportages quotidiens, rédigés jusqu'au petit matin. C'était à l'ère A.I. (avant l'internet). Je devais débrancher le fax du hall de l'hôtel pour le rebrancher à mon ordinateur de 12 kilos sous le comptoir du concierge, pour envoyer mes textes à Montréal en format «xywrite». Mes tentatives infructueuses de transmission se sont parfois étirées jusqu'à 3h du matin.

Je croyais partir à la découverte de la Côte d'Azur. Son soleil de bronze, ses plages de sable soyeux, ses starlettes en monokini. Je n'ai pratiquement pas vu la lumière du jour, terré dans le bunker du Palais des festivals, ou tentant de rendre compte de mon expérience cinéphilique euphorisante de ma chambre d'hôtel grande comme un placard à balais. Je suis rentré à Montréal vanné, le teint blême, plein d'images en tête.

Celles, très fortes, de Maggie Cheung dans les sublimes robes fourreaux d'In the Mood for Love, présenté en toute fin de festival dans une version inachevée. Celles de Catherine Deneuve et de Björk dans Dancer in the Dark, la Palme d'or, que j'avais hasardeusement prédite à la mi-compétition. Celles de Sergi Lopez et de Laurent Lucas dans Harry, un ami qui vous veut du bien, de l'enfant photographe de Yi Yi, ou encore de Charles Berling et d'Emmanuelle Béart dans Les destinées sentimentales.

Des films qui resteront toujours liés à ce baptême cannois, comme toutes les anecdotes que j'en ai rapportées. Dans son bureau de la rue de Bône, j'ai rencontré presque par hasard le photographe cannois Gilles Traverso, dont la famille croque les stars sur la Croisette, de père en fils, depuis près de 70 ans. «Ce n'est jamais devenu une habitude», avait-il souligné au lendemain d'un «photo-call» avec Catherine Deneuve.

En file au Noga-Hilton pour voir un film de la Quinzaine des réalisateurs - Le fantôme des trois Madeleine, de la Québécoise Guylaine Dionne -, une fille m'a demandé où se trouvaient les toilettes. Elle me disait quelque chose. C'était Romane Bohringer, que j'avais interviewée quelques mois plus tôt pour un film de Bertrand Bonello à Montréal.

À l'occasion d'une réception très chic donnée en l'honneur de Daniel Toscan du Plantier, où j'avais été invité grâce à la présence en clôture de Stardom de Denys Arcand, j'ai foulé le tapis rouge du Ritz-Carlton peu après Nikita Mikhalkov et Juliette Binoche. On m'a pris en photo en pensant que j'étais peut-être un acteur célèbre en Slovénie ou en Saskatchewan.

Je me souviens aussi d'avoir croisé, dans la rue du Commandant-André, bien en retrait de la Croisette, Pilar Padilla, la merveilleuse interprète principale du film de Ken Loach, Bread and Roses. Elle passait parfaitement incognito alors que, deux heures plus tôt, dans les marches du Grand Théâtre Lumière, Jean-Claude Van Damme, déjà has been, avait pavoisé devant 300 fans hystériques. Les paradoxes du Festival.

J'en rêve depuis plusieurs semaines. De Cannes la belle, l'opulente, la bourgeoise snob sur les bords. De Cannes la conservatrice, envahie par les célébrités et les badauds. De Cannes la révélatrice des chefs-d'oeuvre du septième art, qu'ont le privilège de découvrir quelque 4000 journalistes. Je serai du lot, à compter de mercredi. Essayant de retrouver, dans l'intangible, le sentiment grisant de la première fois.

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