Pour le célèbre chef, l'innovation a consisté à revenir à la base : l'authenticité et l'humain.

Midi trente. Dans le frigo à viande du fameux restaurant Toqué!, porte fermée derrière nous, le chef Normand Laprise, vêtu d'un simple tricot noir à manches longues, semble insensible au froid.

« Regarde les pintades : je sais que tout ce qui est écrit sur l'étiquette est vrai. J'en suis certain parce que c'est l'éleveur qui vient nous les livrer. »

En effet, nous l'avons croisé cinq minutes plus tôt dans la cuisine, peut-être la plus réputée du pays, en plein coup de feu - heure peu propice aux livraisons, car le temps manque pour vérifier l'état des produits.

« Ici, ils livrent à l'heure qu'ils veulent, observe le chef. J'ai confiance parce que le produit est parfait. »

La porte du frigo s'ouvre.

« Bonjour, Pierre, ça va ? lance-t-il, joyeux.

- Bonjour, chef !

 - On n'en a que pour deux minutes », lui indique-t-il (au vif soulagement du journaliste, aussi frigorifié que les pintades).

« Je vais vous montrer les légumes. » Un autre frigo, brr... brrruyamment ventilé.

Les contenants de plastique qui protègent la sauge, le cerfeuil musqué ou la menthe sont identifiés à la main, d'une écriture soignée.

« Tu vois la façon dont c'est écrit ? La finesse de cette productrice ? Imagines-tu comment elle cueille ce produit ? C'est un détail, mais c'est un humain qui a fait ça. Ce n'est pas une machine qui met des produits dans une boîte. »

Le terroir de qualité, la traçabilité et l'humain : les ingrédients de la philosophie et du succès du pionnier de la gastronomie québécoise.

« C'est ce qui me stimule, dit-il. La créativité part de là. »

LES RACINES DE L'INNOVATION

Qu'est-ce que l'innovation ? Faire autrement. Fuir les conventions. Puiser en soi ce qu'on ne trouve pas autour, et autour ce qu'on ne trouve pas en soi.

Pour expliquer l'originalité de sa trajectoire, Normand Laprise parle d'abord de son enfance. « J'ai été élevé sur une ferme par une famille d'accueil jusqu'à l'âge de 11 ans. Il n'y avait pas de diversité, mais ce qu'on mangeait était naturel et fait maison. »

Lait des vaches de l'étable, légumes du jardin, poulet fermier : une fraîcheur qu'il n'oubliera pas.

Il y apprend aussi le sens du travail. « Sur une ferme, travailler, c'est jouer, et jouer, c'est travailler. »

Quand il retrouve sa famille à Québec, à 11 ans, il fait quelques découvertes : le lait qui goûte l'eau, l'alimentation d'épicerie et les enfants qui n'ont rien à faire en été. Il trouve de quoi s'occuper. Il livre des journaux, devient caddy au Club de Golf Royal Québec, où il entend parler de culture, de lecture, de voyages.

À 14 ans, il déniche un emploi de plongeur dans un restaurant - une première immersion, suivie d'une autre dans la cafétéria d'un ami de son père. 

« Il m'a dit : "Pourquoi tu ne veux pas rester en cuisine ? Tu es bon, tu es travaillant !" 

 - Mais moi, je veux voyager !

 - Partout dans le monde, une tomate est une tomate. La cuisine est un langage universel. Si tu veux voyager, il y aura toujours du travail pour toi quelque part. »

Pourquoi pas ?

CUISANTES LEÇONS

Il entre à l'École hôtelière de Charlesbourg, où son ami Daniel Vézina étudie déjà. « Je ne connaissais rien à la gastronomie. Zéro. »

Lors d'un examen, on lui demande de rédiger de mémoire la recette d'un plat pigé au hasard, dans son cas une sole à la florentine. « J'ai perdu des points parce que je n'avais pas écrit qu'il fallait d'abord plonger la sole et les épinards dans l'eau pour les faire décongeler. Je ne comprenais pas : si je cuisine, je vais prendre du poisson frais ! »

C'est la leçon du froid : il rejettera les règles mal fondées et demeurera attaché à la fraîcheur des aliments.

Quelques années plus tard, dans les cuisines d'un restaurant de Québec, alors qu'il dresse les assiettes avec le chef d'origine française, celui-ci laisse intentionnellement tomber des gouttes de sauce brûlante sur ses mains. « Petit, quand tu seras plus rapide, tu ne te brûleras plus », lui dit-il.

C'est la leçon du chaud : il apprendra à travailler vite, mais il refusera toujours de jouer la pression psychologique dans ses cuisines.

SUR LES TRACES DE LA QUALITÉ

Le goût du voyage ne l'avait pas quitté. Il travaille à Montréal quelque temps, puis part en France pour un stage dans un restaurant de Dijon.

Il y fait une nouvelle découverte : alors qu'au Québec, « il fallait toujours vérifier la commande », le chef de Dijon ne s'inquiète jamais de la qualité des produits frais livrés à son restaurant.

« Les producteurs déposaient les poches de légumes, venaient dans le bureau du chef pour prendre un verre de rouge et repartaient le sourire aux lèvres », raconte-t-il.

« C'est là que j'ai réalisé pourquoi la cuisine française était aussi bonne. À la base, les produits étaient magnifiques. Il y avait un respect du produit et une traçabilité. Quand je suis revenu au Québec, je me suis dit que c'était ça que j'avais envie de faire comme cuisine. »

- Normand Laprise, à propos de son premier stage dans un restaurant français, à Dijon

En 1989, il commence à appliquer ces principes au restaurant Citrus, où il rencontre Christine Lamarche. Ensemble, quatre ans plus tard, ils ouvrent le restaurant Toqué!, sur la rue Saint-Denis.

PLAN DE CUISINE

« Quand j'étais jeune, mon père m'appelait saint Thomas », confie-t-il, une manière de dire qu'il n'accepte aucune vérité qu'il n'ait lui-même touchée du doigt. La façon d'aménager une cuisine, par exemple.

Quand il a accepté de déménager le Toqué! de la rue Saint-Denis au siège social de la Caisse de dépôt, on lui a offert gratuitement le plan de cuisine du restaurant qui devait d'abord s'y installer.

« Non merci, je vais le faire moi-même », a-t-il répondu.

Il fait passer le nombre de places de 185 à 110, pour augmenter substantiellement l'espace des cuisines - une innovation pour l'organisation du travail, mais une hérésie comptable.

« On m'a dit : "Il y a une erreur dans vos plans, il y a trop d'espace dans la cuisine par rapport à la salle à manger." J'ai répondu : "Moi, je ne pense pas." »

L'espace stimule la créativité, observe-t-il. Récemment, il a encore réduit la salle à manger de 28 places. « Depuis qu'on a fait ça, la cuisine s'est comme raffinée. »

Il montre l'endroit où une cloison aurait fermé la cuisine initiale. La section qui mange sur la salle - façon de parler - est généreusement garnie de fenêtres. « Moi, j'ai envie de voir la lumière du jour, et si moi j'en ai envie, mes jeunes en ont envie aussi. Ils travaillent fort et ils en ont besoin. »

Ouverture sur l'extérieur et sur l'humain : c'est aussi ça, l'innovation.