C'était au printemps dernier. Dans un bureau dans le coeur de Manhattan, Mathieu Duguay, président de la québécoise Cogir, est sur le point de retrouver sa liberté. Façon de parler.

Le magnat de l'immobilier israélien Yitzhak Sharon Tshuva l'a convoqué à une réunion la veille. Quand l'homme qui vient au septième rang des plus riches d'Israël, selon Forbes, vous convie à un rendez-vous, dit M. Duguay, vous sautez dans le premier avion disponible.

M. Duguay arrive au quartier général de la société El Ad à l'heure convenue. Hyperactif comme à son habitude, M. Tshuva mène deux rencontres d'affaires simultanément. On fait patienter M. Duguay. Soudain, l'imposant homme d'affaires surgit dans la pièce.

«On règle aujourd'hui le rachat de ma participation dans ton entreprise», annonce-t-il à Mathieu Duguay, qui attendait ce moment depuis deux ans. M. Tshuva enchaîne avec les conditions. «Penses-y cinq minutes, je retourne à ma réunion à côté. Viens me chercher quand tu seras prêt à signer», lui fait-il savoir.

Drôle de couple

Depuis 2001, la société El Ad détient 50% | de la société Cogir, appartenant à Mathieu et à son père, Serge Duguay. En contrepartie, Cogir est devenue le principal gestionnaire immobilier d'El Ad au Canada.

Tshuva, investisseur d'expérience rompu aux transactions internationales, fait donc équipe avec Duguay, dirigeant francophone d'une PME montréalaise d'à peine 22 ans à l'époque. À l'évidence, ils forment un drôle de couple, mais efficace.

Au plus fort de leur relation d'affaires, le duo contrôlait un parc immobilier d'une valeur de 2 milliards au Canada, principalement au Québec et en Ontario.

«Ç'a été 15 ans de temps supplémentaire», dit aujourd'hui Mathieu Duguay, qui a accepté de nous parler de son expérience avec l'un des entrepreneurs les plus puissants du Proche-Orient.

Aux côtés de M. Tshuva, Mathieu Duguay est allé en Chine pour y ouvrir le bureau d'El Ad. Il a aussi lancé la filiale Cogir Europe. «On a géré jusqu'à 3000 logements et 1 million de pieds carrés de bureaux en Allemagne et en Suisse pendant trois ou quatre ans.»

Leur relation est née d'un besoin. En 2001, El Ad avait commencé ses emplettes immobilières au Canada depuis trois ans, mais elle était insatisfaite du rendement. Pour Tshuva, un immeuble qui ne dégage pas de liquidités est une perte de temps.

Déçu, le propriétaire songe à reprendre ses billes. Mais avant de quitter le pays pour de bon, il passe en entrevue cinq gestionnaires. Les Duguay sont les seuls Québécois du lot.

Le charme opère. M. Tshuva leur propose d'acheter 50% | de Cogir. C'est tout un pari à prendre pour les Duguay. À l'époque, une aura de mystère entoure El Ad.

«On a eu confiance en M. Sharon, explique Mathieu Duguay. C'est un gars passionné, un visionnaire, un promoteur. Il embarque tout le monde dans ses projets. Il a du charisme. J'ai rarement vu ça.»

Travailleur infatigable, M. Tshuva aime bien convoquer des petits-déjeuners d'affaires à 6 h du matin, dimanche compris. «C'est un gars intuitif. Il va te regarder dans les yeux. Il va plus analyser ta physionomie qu'écouter ce que tu as à lui dire.»

De gestionnaire à co-investisseuse

Aujourd'hui, Mathieu Duguay parle de sa rencontre avec M. Tshuva comme de l'occasion d'une vie. «Mon père et moi avons tellement appris. Il nous a fait partager sa culture du dépassement et son goût du risque.»

Sous son influence, Cogir a modifié son plan d'affaires. De gestionnaire pure, la société est devenue co-investisseuse.

«Avant de rencontrer M. Sharon, nous avions peur d'investir. C'est M. Sharon qui nous a incités à investir en disant: «Tu vas gérer mon centre commercial. Y crois-tu? Si oui, prends une participation de 5%!»»

Aujourd'hui, Mathieu Duguay, 35 ans, détient des participations partielles dans 40 propriétés. Il a racheté en décembre 20% | du centre commercial Forest à Montréal-Nord. Les 40 immeubles ont une valeur brute totale dépassant 1 milliard de dollars.

De son côté, El Ad a pratiquement fini de revendre ses propriétés canadiennes. Il lui reste le Nordelec et le Westmount Square à Montréal, des bâtiments en cours ou en projet d'être transformés en copropriétés résidentielles.

Pour Mathieu Duguay, le temps est venu de reprendre le contrôle de sa destinée.

Transpirant à grosses gouttes dans le bureau de M. Tshuva à New York, Mathieu Duguay a finalement conclu en 15 minutes la transaction la plus importante de sa vie. Il a racheté les parts d'El Ad dans Cogir. Il garde pour lui le prix payé, mais il reconnaît qu'il a payé plus cher qu'il le voulait au départ. Pas grave, l'histoire se termine bien, assure-t-il.

«We're friends», lui a soufflé M. Tshuva dans l'oreille, en le serrant dans ses bras.