De plus en plus, les ingénieurs doivent se préoccuper de l'impact visuel de leur travail, dans nos vies et nos paysages. Heureusement.

Le Peace Bridge, à Calgary, une simple passerelle piétonnière jetée sur un bras de rivière, sera inauguré le 25 mars prochain, mais il a déjà fait le tour du monde. Son spectaculaire tube tressé de membrures d'acier, aux jours couverts de verre trempé, est tendu à quelques mètres au-dessus du courant. Il est l'oeuvre de l'espagnol Santiago Calatrava, un des plus grands architectes contemporains.

Calatrava est également ingénieur. Ce n'est pas un détail. Sa maîtrise des structures est au coeur des ponts qui l'ont d'abord rendu célèbre, comme le pont Bac de Roda, réalisé pour les Jeux olympiques de Barcelone.

En Europe, en Asie, les ouvrages d'art du génie civil sont devenus des oeuvres d'art. Le viaduc de Millau, conçu par l'architecte britannique Norman Foster et l'ingénieur français Michel Virlogeux, est un monument qu'on visite pour lui-même, comme l'aqueduc romain du Gard.

Dans les ouvrages d'art québécois, cependant, l'ouvrage a longtemps écrasé l'art. Pendant 40 ans, budgets et vision ont été étriqués. «On se limitait à des ponts plus standard, des ponts avec poutres préfabriquées qui étaient assez rudimentaires», décrit François Plourde, vice-président exécutif et vice-président du groupe transport, chez la firme de génie-conseil Cima".

Tendance

Depuis une dizaine d'années, les choses ont recommencé à bouger - et on ne parle pas d'écroulement.

«L'esthétique est maintenant un facteur omniprésent», insiste François Plourde. «Des villes comme Montréal obligent à ce qu'on ait un architecte à l'intérieur de nos équipes, lorsqu'on fait des nouveaux ouvrages.»

L'architecte André Major a vu naître cette tendance au tournant des années 2000. En collaboration avec des équipes d'ingénieurs, il a conçu près de 150 ouvrages dont il a raffiné les détails - ponts, viaducs, etc. «C'est quand même assez timide comme intervention, dit-il, parce que les contraintes sont tellement grandes et les budgets tellement petits qu'on ne peut pas faire, comme en Europe, des ponts à la Calatrava.» Mais c'est tout de même un début.

«Il y a une ouverture au ministère des Transports, alors qu'il n'en était absolument pas question avant les années 2000, observe-t-il. Il y a une volonté, et même des défenseurs acharnés de l'esthétisme dans les ouvrages d'art. Il y a quelque chose d'encourageant de ce côté.»

Chez Transports Québec, cette nouvelle préoccupation pour l'esthétique s'inscrit dans le vaste programme d'investissement dans le renouvellement des infrastructures. «Il y a une période où on ne les a pas entretenues, explique sa porte-parole Caroline Larose. Nous avons maintenant un plan de redressement. Et à l'intérieur de tout ça, on a ce souci de la recherche de la qualité architecturale des nouvelles structures.»

Ouvrages d'art

Un pont a même été jeté entre l'Europe et le Québec. Michel Virlogeux, l'ingénieur du viaduc de Millau, a été invité à participer aux études préliminaires des viaducs à haubans du nouvel échangeur Turcot. De concert avec des firmes de génie-conseil québécoises, le bureau d'architectes français spécialisé en ouvrages d'art Lavigne et Cheron a contribué aux propositions pour l'Étude de préfaisabilité portant sur le remplacement du pont Champlain, parmi lesquelles d'élégants ponts à haubans.

Les ingénieurs québécois sont eux aussi du combat pour des ouvrages qui comptent. La présidente de l'Ordre des ingénieurs du Québec, Maude Cohen, était une des signataires de la lettre qui appelait à un concours pour un nouveau pont Champlain à l'architecture significative, en novembre dernier. «Quand on parle de développement durable, on veut quelque chose qui a une valeur sociale, économique, et qui laisse un héritage, plus que seulement une oeuvre d'ingénieur, soutient-elle. C'est beaucoup plus agréable, aussi, pour un ingénieur, de faire quelque chose de beau.»

Mais ce beau est-il plus cher? «Surtout dans les grands ouvrages, la différence de coût n'est pas énorme, estime François Plourde. C'est minime. Dans le cas des plus courtes portées, ça peut peut-être augmenter le coût de 5 ou 10%, dépendant de ce que l'on intègre.»

Et les jeunes aussi...

La sensibilité esthétique commence à poindre dans les écoles de génie. Au département de génie civil de la Faculté de génie de l'Université de Sherbrooke, l'esthétisme et l'intégration ne font pas l'objet de cours spécifiques, mais sont abordés dans au moins quatre cours. «On a une préoccupation d'au moins frotter les étudiants à des notions d'esthétique», affirme le directeur du département, Bertrand Côté.

Dans leur projet de fin d'étude, les étudiants utiliseront souvent des logiciels de rendu architectural pour ajouter une touche spectaculaire à leur présentation. Les jeunes sont très sensibles à l'intégration esthétique dans les ouvrages d'art. «C'est d'autant plus important que maintenant, on essaie de concevoir des ouvrages de génie civil qui vont avoir une durée de vie de 100 ans, soutient Bertrand Côté. Si on fait une erreur, elle va être dans le paysage longtemps.»

Du coeur à l'ouvrage

La reconstruction du pont Patrick-Hackett, à Granby, est une jolie démonstration de cette nouvelle conscience.

Le plus vieux pont de la ville avait à peine 20 mètres de portée. Mais il était d'une grande portée pour la population locale.

«L'ingénieur en structure de notre firme, mandaté pour ce pont, habite à Granby et il sait que ce pont, même s'il est bien ordinaire pour le ministère des Transports, est la porte d'entrée de la ville, narre Marc Tremblay, vice-président et directeur général pour l'Est du Canada chez la firme de génie-conseil EXP. Toutes proportions gardées, c'est comme le pont Champlain pour Montréal.»

L'ingénieur convainc le MTQ de faire mieux que la norme. Il demande à la ville d'accroître le budget. «Cet ingénieur dépasse son mandat, sort de sa zone de confort, poursuit Marc Tremblay. Il sait que ce pont va changer le visage de Granby pour les prochains 50 ans.»

Inauguré en 2009, le nouveau pont montre un renflement en son centre pour accueillir des bancs, des parapets parés de parpaings moulés, des luminaires de style réverbère.

«À Granby, tout le monde le trouve beau, ce pont, constate Marc Tremblay. Il est simple et c'est certain qu'il n'a pas l'impact du viaduc de Millau. Mais c'est un peu ça, l'ingénieur: quelques menus gestes, et on finit par trouver notre ville belle.»