Qui de mieux qu'un ingénieur pour identifier les symptômes de la maladie honteuse qui frappe les chantiers de travaux publics?

Jean Leroux, ingénieur et président de Leroux, Beaudoin, Hurens et associés, résume ainsi le problème: «D'abord, on n'a plus de respect pour les coûts initialement annoncés et les dépassements sont devenus la norme, dit-il. Ensuite, le respect pour la qualité a beaucoup souffert.»

Sans nier que les chantiers municipaux filent un mauvais coton, Transports Québec est aussi un foyer d'infection. «Là, c'est dû à une grave pénurie d'ingénieurs, constate Alain Bernier, président de l'Ordre des technologues professionnels du Québec. Ils sont 480 ingénieurs et 830 technologues à superviser de 4 à 6 milliards de dollars de travaux. Mission impossible.»

Jean Leroux ajoute que les ingénieurs du ministère des Transports sont aussi l'objet d'une sorte de maraudage de la part de certaines grandes firmes. «Comme ils connaissent intimement le calendrier des travaux à venir et les budgets disponibles, les grandes firmes les embauchent et les envoient ensuite négocier avec leurs anciens collègues.»

«Le coeur de notre problème éthique, nous, les ingénieurs, c'est la responsabilité professionnelle et personnelle qui, hélas, a tendance à foutre le camp, souligne Guy Leclerc, professeur titulaire à l'École polytechnique de Montréal. Je comprends les énormes pressions de toutes sortes dont est l'objet le professionnel sur le chantier. La réponse de l'ingénieur à ces pressions est trop souvent de se dérober à ses responsabilités.»

Certaines grandes firmes, ajoute-t-il, ont cherché des types d'incorporations qui les soustrairaient à la responsabilité professionnelle et individuelle. «On a même été jusqu'à s'inscrire en Bourse. Dès lors, le but n'est plus de servir le public, comme dans travaux publics, mais de rapporter un maximum de profit aux actionnaires.»

Cela entraîne une attitude néfaste chez l'ingénieur, attitude que décrit Bernard Lapierre, collègue de M. Leclerc à Poly. «À partir d'un certain moment, l'ingénieur ne se voit plus comme un professionnel responsable devant la société, mais comme le simple employé d'une firme, dit-il. Et il commet l'erreur morale et sans doute aussi légale de se dire: ce n'est pas moi qui suis responsable, c'est la boîte pour qui je travaille.»

Un code dépassé

M. Lapierre estime que le code de déontologie de l'Ordre des ingénieurs, particulièrement l'article 2,01, est dépassé par les comportements en vogue sur les chantiers de travaux publics depuis quelques années. Cet article dit, en gros, que l'ingénieur a des obligations envers l'humain, sa vie, sa santé, sa propriété et envers l'environnement.

Alors? «Alors, répond M. Lapierre, le code doit trancher clairement et dire qu'entre ses obligations envers la société et envers son client, l'ingénieur doit donner priorité à ses obligations sociales. Faire le contraire nous a menés à la dérive.»